[... 'Cause I don't think that they'd understand]
Je me suis toujours trimballé une épée de Damoclès au-dessus du crâne. Comme pour tout, on s'y habitue.
Quand on représente le plus grand danger pour soi-même, on acquiert une sorte de légèreté par rapport aux aléas de la vie.
J'ai très vite fait tope-là avec la mort, sachant qu'elle accompagnerait chacun de mes pas et qu'il valait mieux m'en faire une alliée.
Comme de beaucoup d'autres de mes compagnonnes, je me languis d'elle en ce moment. Pas d'une manière ultra dramatique comme j'en ai eu longtemps l'habitude, mais d'une manière un peu plus lasse, comme une mamie centenaire en soins palliatifs qui s'exclamerait "bon, c'est pas bientôt fini ces conneries ?"
Je n'ai jamais été très optimiste, et le monde m'a donné raison, sur beaucoup de plans. Ces "à quoi bon ?" que j'enfilais comme des perles, alors qu'il me restait des buts, des envies, des choses pour raviver le feu, ont trouvé une résonnance réelle dans un quotidien passée cloîtrée devant un écran, tout ça pour gagner une vie qui n'aura jamais vraiment valu la peine d'être vécue.
Tant que j'étais dans l'action, la jeunesse, que je me focalisais sur l'après, j'étais animée d'une vibration à peu près inarrêtable. L'après, on m'avait toujours dit que ce serait mieux. Qu'à un moment tout se stabiliserai, le fric, le statut social, la santé mentale. Qu'on était couronné, à la fin du marathon, par une forme de sagesse, comme dirait l'autre trou de balle, qui permettait que tout glisse sur soi pour enfin se mettre en place.
Comme s'il y avait une solution providentielle au problème que représente la vie. Comme j'ai longtemps cru qu'il y aurait quelqu'un de providentiel, me prenant porte sur porte en allant chercher du côté des hommes (décevant, ne tentez pas l'expérience à la maison) pour trouver un semblant de réponse avec un groupe d'amies qui flotte toujours dans ma périphérie sans plus trop me connaitre vraiment, parce que pas le temps, parce que leurs épées de Damoclès à elles aussi tremblotent sur leurs fils, ou parce qu'elles, elles ont trouvé leurs personnes providentielles.
Mais voilà, pas de famille, d'origine ("j'aurais jamais dû te faire, tu es la plus grosse erreur de ma vie"), ni de destination. Je n'appartiens à personne, je suis encore moins indispensable que tout un chacun. Je regarde mes années honnies, de souffrance véritable, du lycée, de mes jeunes années étudiante, et je me demande si malgré toute la violence que j'y ai récolté, ce n'était pas les meilleures ?
OK, boomeuse, un peu. Mais oui, ça y est, la vieillesse est là, et pas que dans mes articulations. Mon mental a du mal à suivre et pas seulement à cause de ma radicalité. Je sens que des choses m'échappent et que la mise à jour met du temps à être déployée dans mon système interne.
Mes lumières sont deux boules de poil à l'espérance de vie bien moindre que la mienne et, comme Antinoüs pour Hadrien, je sacrifierais volontiers mes "bonnes" années pour leur en octroyer plus. Mais non, la science ne va pas dans ce sens là. Elle développe des robots qui viennent ajouter à la concurrence. Ecrire et traduire à ma place.
Me revoilà à frapper à toutes les portes pour obtenir des missions qui étaient, à l'époque, mon job étudiant, pour vous dire combien ça paye. Et même ça, c'est la croix et la bannière pour l'obtenir, malgré mon CV long comme un jour sans chats.
On me fait faire des sauts de cabri pour un CDD précaire payé au SMIC dans des conditions affligeantes, plus de deux mois d'essais et d'entretiens, d'enquêtes, de tests, de validations, plus longtemps en fait que la mission durera.
Rien n'a de sens, alors les psys me disent d'en chercher auprès de mes personnes totems. Ils pensaient me faire découvrir la roue en me disant que je pouvais m'adresser dans ma tête aux personnes qui m'inspirent, pour trouver un peu de réconfort auprès d'elles et me sentir moins seule.
Sauf qu'intuitivement, c'est ce que j'ai toujours fait. Et mon petit côté fantasque de meuf qui décrète qu'elle va rendre visite à Oscar quand elle va en fait mener son pèlerinage vers sa dernière demeure, ça a été une forme primaire de thérapie. Un truc un peu pété que mon cerveau a trouvé tout seul pour rester à flot, malgré la merde qu'il m'envoyait à gérer par ailleurs.
La vie bohème, c'est pas ouf sans absinthe, sans danseuses de cancan et sans de grands artistes sans le sous avec qui s'attabler jusqu'aux petites heures du matin. De nos jours, c'est étriqué. Je suis obligée de me tourner vers des petits jeux mobiles merdiques pour avoir assez de dopamine pour me motiver à aligner les chapitres de romans dont la morale me donne la gerbe.
Les ailes qui avaient poussé avec l'afflux d'argent pèsent lourd maintenant que je suis de retour en galère. OK, ça ne fait pas le bonheur, mais ça y contribue tellement. La solitude était tellement moins grave quand je pouvais partir sur un coup de tête m'évader au West End, ou explorer les lieux que mes personnes totem ont arpenté de leur vivant, en essayant de courir après cette connexion qui n'aura jamais lieu, pour cause de problème d'espace-temps.
Donc oui, rien n'est glorieux. On salue mon courage. Moi j'ai envie de répondre que j'ai pas le choix. Il faut bien profiter des moments où je ne suis pas en dépression pour mettre toutes mes forces dans la bataille de la survie parce que pour l'instant, j'ai légalement pas encore le droit de mourir.