Tu aurais pu être formidable pour moi, et faire prendre à ma vie affective un tout autre chemin.
On s'est ratés de peu, je m'en suis aperçue bien tard.
Tu es sûrement le moins pire de tous ceux dont je me suis entichée au fil des années, persuadée que même avec un bâton, ils ne me toucheraient pas.
Pourtant, quand il s'agissait, quelques années plus tard, d'aller à l'assaut du plus bel éphèbe d'un bar, je n'ai jamais eu froid aux yeux. Mais quelqu'un qui fait partie de ma vie, quelqu'un que je ne pourrai pas fuir, ça m'a toujours gelée sur place.
Et puis, techniquement, quand tu as été intrigué par moi, je n'étais pas célibataire, et même si je finirai par rompre parce que je pensais trop à toi pour me sentir honnête avec l'autre, toi, tu auras eu le temps de passer à autre chose.
A celle avec qui, dans notre classe, on me confondait toujours. L'ironie ne m'a jamais échappée.
On ne saura jamais, j'aurais pu être très nocive, s'il s'était passé quoi que ce soit entre nous, comme c'est ce qui s'est passé avec elle, du moins j'en ai eu l'impression.
C'était trop dur d'assister au what-might-have-been, alors je suis partie. J'étais là. A côté de toi, au quotidien, mais je ne t'accordais plus nos échanges de quelques mots, entre deux portes, souvent sur les livres que je lisais, et que tu ne manquais jamais d'avoir déjà lus, toi aussi.
Sauf ceux en anglais dans le texte. Ca t'impressionnait d'ailleurs que j'en lise d'aussi gros, à mon si jeune âge.
Je n'étais pas encore majeure pendant la plus grande partie de notre relation. J'ai failli écrire amitié, mais je ne suis pas sûre d'avoir fait assez d'efforts pour ça. Tu étais amical, oui. Mais j'étais barricadée par mes peurs, mes complexes, mes idées reçues.
Quand toi, tu les as fait, ces efforts, je me suis bornée au premier degré, refusant de voir la main tendue, l'envie d'en apprendre plus sur moi. Encore une fois, peut-être que tu n'avais aucune idée derrière la tête en t'invitant chez moi, puis en me proposant un verre, en bas.
J'aurais peut-être même pu me laisser amadouer s'il n'y avait pas eu la phrase de trop. Celle qui m'a fait basculer dans l'une des premières crises d'angoisse de mon histoire.
Je suis grimpée quatre à quatre dans l'escalier pour aller m'enfermer dans les minuscules toilettes dégueu de ce bar, en face de la gare du Havre. Je me suis regardée dans le miroir et je crois que j'ai répété "c'est pas possible, c'est pas possible, c'est pas possible".
Tu venais de me raconter une anecdote bête et méchante, rien de grave, tu pensais, et effectivement, tu ne pouvais pas savoir la déflagration que ça créerait en moi.
Tu me racontais la vilaine blague que tu avais faite à une pauvre fille de ton lycée. La même que j'avais moi-même subie et qui m'avait fait tomber le fond de la piscine. Sans eau. Tête la première.
Je crois qu'après ça, tu n'as jamais trop su sur quel pied danser. Et moi, je me suis accrochée à tous les signes pour ne pas me lancer. A tous les signaux qui montraient que tu n'étais pas intéressé, parce que tu ne pouvais pas être intéressé.
Et puis, en plus de cette relation que j'ai bien vite laissée derrière moi, il y avait cet autre, tout un poème, qui s'immisçait doucement mais sûrement dans ma vie comme un serpent resserre ses anneaux autour de sa proie. Tu ne pouvais pas le savoir, je n'en parlais pas. Quand j'en parlais, les filles trouvaient ça trop romantique. Sauf que ça a commencé quand j'avais 16 ans et que la personne, en face, avait presque l'âge d'être mon père. Je me suis raccrochée à cet écran de fumée, ce grooming comme on dit maintenant, parce que tu étais peut-être trop tangible.
A ma décharge, j'ai fini, avec le printemps et mes dix-huit ans arrivant, par réunir le courage de te confronter. Je partais perdue d'avance, mais j'avais envie de te dire quand même que tu m'avais fait quelque chose. Qu'à plusieurs reprises, mon coeur avait déraillé parce que tu m'avais faire rire, sourire, que tu m'avais appris un truc, ou partagé quelque chose avec cette passion que j'aimais tant chez toi.
Et là, c'est toi qui a merdé. Tout le monde est venu à ma fête d'anniversaire. Pas toi.
C'était là que j'avais prévu de tout dire. Tu ne pouvais pas me rejeter trop méchamment, le jour de mes dix-huit ans. C'était un risque calculé.
La soirée d'après, c'est une autre qui se jetait sur toi et vous commenciez une histoire qui m'a dépassée. Qui m'a brisée en mille morceaux. Qui a fini de me convaincre que oui, tu m'aurais rejeté, parce que je n'étais certainement pas comme elle.
Il y a eu un moment, un purgatoire, où j'ai tenu la chandelle, et où à toutes tes questions, je répondais "non." Triste comme la lune. J'étais comme un agent double qui ne trouvait de réconfort qu'auprès de cette autre fille, encore, que tu avais fait chavirer et que tu avais, d'entre nous trois, friend-zonée en premier.
Alors oui, maintenant, je suis une grande fille. Ma vie affective est un terrain miné, chaque fois que j'ai fait un pas en avant, j'ai explosé en mille morceaux, et je me demande bien ce qui serait arrivé si ce pas, je l'avais fait vers toi. Si un peu de synchronicité était venue s'immiscer.
Tu fais partie des rares à qui je repense avec tendresse. A qui je souhaite, sincèrement, tout le bonheur du monde. J'aime te croire heureux, même si la noirceur que tu cachais à peine est ce qui m'a attiré à la base. Je m'y suis reconnue et j'ai aimé la façon dont elle ne t'empêchait pas de vivre. De faire des choses. D'échanger avec les autres, avec le monde.
Je crois que je t'admirais beaucoup, pour ta façon d'être, d'être toi, même quand tu faisais le poseur et que tu l'assumais. Même quand tu prenais des postures un peu clichées. J'ai aimé ta colère, j'ai aimé ta passion.
J'espère que d'autres ont aimé tout ça, elles aussi.
J'espère qu'elles ont pu te le dire.
J'espère que tu l'as entendu.