[01/09/2019]
Au dernier moment, j'ai failli baisser les bras, rester parmi les badauds comme simple spectatrice. Et puis je me suis engueulée intérieurement : "meuf, tu as survécu à bien pire, tu vas pas faire demi-tour maintenant alors que tu t'es tapé une traversée de Paris en ligne 13".
Survivre, étant le mot-clef, ici.
Alors je me suis avancée, timidement, avec mon air ronchon, mes lunettes de soleil qui me protègent des UV mais surtout des gens, soyons francs, et mon outfit "ne me remarquez pas svp" : tee-shirt gris, jean noir et bottes qui permettent de courir vite.
Il faisait un vent à décorner tous les diables cocus sur le parvis du Trocadéro. Des chinois étaient en pleine protestation contre le prélèvement de leurs organes par le gouvernement (alors je me suis renseignée et c'est très sérieux, en fait). Des vendeurs à la sauvette vendaient pas trop à la sauvette. Un soprano s'égosillait dans une sono pourrie. Les pigeons pigeonnaient. La Tour, elle, trônait.
Je me suis approchée de gens qui semblaient être in charge et j'ai récupéré le petit foulard violet distinctif (j'ai pas rejoint le mouvement parce que leur couleur c'est ma couleur ok, je vous rappelle que j'ai eu ma carte au modem malgré ma détestation de l'orange)(pourquoi je rappelle tout le temps que j'ai eu ma carte au modem ?)(je crois que je tente d'expier un truc).
Bref.
Je sais pas trop où le mettre. Clairement pas en fichu. J'ai du mal à me mettre des choses autour du cou depuis qu'on a tenté de m'étrangler. Donc je l'ai attaché en brassard.
C'est là qu'on m'a donné un numéro.
C'est là qu'on m'a donné un prénom.
Ma gorge a été serrée toute la journée. Parce que c'est pas dans mes habitudes de faire ce genre de truc, mais que ça fait partie de mes résolutions de ma nouvelle vie, de bouger pour ce qui m'anime.
A partir de là, c'était réel, il y avait une position à tenir, des consignes et une attention à donner.
Rien de compliqué en soi, si ce n'est de ne surtout pas flancher.
Les gestes étaient simples mais deviennent très difficiles quand on est sur place, au milieu de 99 autres participant.e.s, que le vent souffle à balles et que toute la presse s'est donnée rendez-vous en face de vous.
Et puis il y a ce prénom, sur ma feuille, à scander au bon moment, pour donner une voix à l'une de celles qui en ont été privées.
Hier, on retrouvait la centième femme assassinée en France en 2019. Sur mon panneau, j'ai le numéro 64. Je ne le sais pas sur le moment, mais Elle est décédée en juin dernier. Depuis juin il y a eu 36 autres meurtres. 36 meurtres, juste le temps d'un été.
Alors les questions se bousculent. Qu'est-ce que je fous là ? Est-ce que ça sert bien à quelque chose ?
Et la colère monte : Qu'est-ce que je peux bien faire d'autre ?
Et les yeux picotent, quand on apprend les circonstances de la découverte du 100ème "corps".
Et la colère reprend le dessus pendant le discours qui montre que ces féminicides coûtent 1 milliard chaque année au contribuable, quand le gouvernement ne débloque qu'un seul petit million pour sa "grande cause nationale du gouvernement".
L'action va très vite, et finalement, on agit sans trop y réfléchir. A l'intérieur, une sorte de calme et de torpeur propres à la concentration, se confondent, et j'agis comme un robot. J'ai du mal à partir. A laisser mon panneau, mon numéro, mon prénom par terre, comme convenu. J'aurais envie de faire quelque chose de plus. Là, maintenant. Mais je ne sers à rien, là, maintenant.
Alors je suis partie le long des quais, à travers les grappes de touristes, entre bateaux mouches et Palais de Tokyo. Un quartier où je n'avais plus foutu les pieds depuis 10 ans. Sans trop me rendre compte, toujours entre deux eaux dans ma tête, j'atterris dans un jardin caché, puis me pose sur les escaliers du Grand Palais.
Je regarde le ciel, le Pont Alexandre III, je me dis que Paris n'a jamais été plus à moi. Qu'il est tant que je reconquiers ses rues.
Au sortir de ma première sortie militante, je suis convaincue d'une chose : c'est dans l'action que je me sens le moins mal.
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