Depuis septembre dernier, depuis que j'ai ce job, j'ai commencé à compter les mendiants et autres SDF que je croisais tous les matins.
Mon itinéraire habituel est simple : 25 minutes, deux lignes de métro, une rue à traverser pour le prendre, à peine deux mètres pour atteindre mon bureau à sa sortie.
Au départ, il y avait la vieille folle de ma bouche de métro de départ. La meuf qui est là qu'il neige, qu'il vente, et qui dit des trucs incompréhensibles, toujours debout, le teint rougeot à héler les passants en souriant bêtement. Elle ne réclame pas d'argent. Est plus ou moins propre sur elle. N'est là que le matin. Je m'étais dit que quelqu'un finirait par l'embarquer, mais, comme elle ne fait rien d'illégal ou de dangereux, ça fait 6 mois que le manège continue.
Et puis il y a eu l'invasion de roms. Un matin, je me suis réveillé, et il y en avait devant chaque boulangerie de mon quartier, et dieu sait qu'elles sont nombreuses, les boulangeries de mon quartier. Ils sont plutôt malins, ne viennent jamais les jours de fermeture et alternent, les uns remplaçant les autres, comme si, nous, les passants, n'allons pas faire gaffe que la mémé de la veille était une jeune fille le lendemain.
Il y a les électrons libres, ceux qui parcourent les rames de métro. J'en croise au moins un par jour, la moyenne étant de deux, souvent équipé d'un instrument dont il ne sait absolument pas jouer.
Il y avait le mec de la place. Jamais là le matin mais toujours le soir, à roupiller en serrant tendrement sa bouteille vide. Lui a été viré il y a peu après des travaux de réfection du préau où il logeait. Depuis, il est remonté dans la rue que j'emprunte, et je le croise à nouveau tous les soirs. Mais c'est moins passant et je me dis que son chiffre d'affaire a du prendre un coup dans l'aile.
Et puis il y a eu les grappes de SDF qui ont du comprendre que l'union faisait la force, avec des tentes, des chiens, des enfants, et des cafés chauds à la main, sur le parvis du centre commercial le plus proche de mon bureau. Ceux là ont pleine vue sur la boulangerie où j'achète mon petit déjeuner tous les matins - ils sont souvent attablés, ils ont aussi pleine vue sur l'entrée de l'immeuble où je bosse, là où, les gens qui fument s'en grillent une.
Je suis sortie, un midi, bloquée dans le tourniquet par des collègues qui se déplaçaient eux aussi en grappe - je suis un loup solitaire, y compris au boulot, surtout au boulot. C'est là que j'ai aperçu et entendu une chose qui m'a laissée pantoise.
Une femme qui travaille manifestement comme éditrice dans mon immeuble mais que je ne connais pas personnellement, fumait sa clope en compagnie de collègues à elle, le rire tonitruant de l'éditeuse qui va bien, le jeté de tête en arrière pour marquer l'hilarité de ce qu'elle vient de dire et, surtout, dans sa main gauche, une coupe de champagne en plastique, remplie à ras bord.
Prise en tenaille entre mon regard et celui du paquet de SDF, elle aurait été pourtant incapable de se sentir fusillée. Imperméable au monde, elle se foutait de la crise, elle était éditrice, jusque sur le trottoir, et elle buvait du champagne, à 12h et des poussières. J'ai fini par déscotcher mon regard et tourner les talons, l'entendant beugler à quelqu'un qui venait de la rejoindre "nan mais toi, ça te choque pas, hein ?".
De septembre à maintenant, je suis passée d'un ou deux SDF quotidiens à 6 ou 7. On ne peut pas dire que je sois particulièrement généreuse. Vous imaginez, avec mon salaire, si je filais un euro à chacun ? Alors du coup, je donne peu. Souvent parce que j'ai pas le temps, pas de pièce sous la main, toujours une bonne raison. Je ne donne pas, ou peu, mais je les vois, je sais qu'ils sont là, je les entends, je connais leurs habitudes, ils font partie du paysage urbain, de mon environnement et, forcément, de mon univers...
...et j'aimerais vraiment que l'un de vous m'en fasse la remarque si, un jour, j'étais incapable de vous dire combien d'entre eux j'ai croisé, si vous me surprenez, avec un rire tonitruant de connasse fière d'elle parce qu'elle a vendu 5000 morceaux de papier reliés dix fois trop chers à des gens qui n'ont pas vraiment les moyens de se les offrir, une coupe de champagne à la main, en plein milieu d'une journée de travail, à même le trottoir.
Au Palais Brognard
RépondreSupprimerle regard licencieux
du trader licencieur
8500 aujourd'hui ! dit il fierement