lundi 22 février 2016

[Dubliner #4] I am one of those who are made for exceptions not for laws



Donc avant-hier soir, en sortant de la Guiness Storehouse, j'avais 3-4 kilomètres à faire à pied, sous la pluie, de nuit, et avec 1,5 pintes dans le sang. 

Je me suis donc dit que ça serait pas mal d'éponger sur la route et comme je passais par Temple Bar, ça tombait bien.
Temple Bar c'est, comme son nom l'indique, le quartier de la soif. Parce qu'à Dublin, une rue ne suffit pas.

Alors voici quelques photos de jour, parce que de nuit, le vendredi soir, c'est un peu pas facile de prendre des photos, y a des gens partout et les gens, j'aime pas trop ça. 




Donc imaginez qu'il fait nuit, d'accord ? Que j'ai faim, de la faim des gens un peu bourrés. Un truc impérieux quoi, et puis on est vendredi et je suis à Dublin et j'ai envie d'un truc bien. J'ai mon lecteur mp3 sur les oreilles (parce que j'aime pas les gens.) et, alors que je passe devant une vitrine de resto un peu plus tamisée que les autres, ça zappe sur We Are Scientists. 

Si j'avais une religion, ce serait la musique, et ces gars là seraient mes prophètes, alors du coup, je décide de m'arrêter regarder le menu. Bingo c'était dans mes prix et veggie-friendly. 

Je rentre et demande une table pour un avec mon air contrit de la meuf qui a une phobie proéminente dans la vie : celle d'empiéter sur les plats-de-bande d'autrui et de gêner, en général. La blonde qui place fait une demi-grimace (parce que vous qui avez une "vraie" vie, sachez que quand on est tout seul, ça fait pas plaisir au restaurateur parce qu'on occupe de l'espace qui pourrait faire gagner deux fois plus), puis elle tente de me placer au bar avec une posture défaitiste d'avance. Je la surprends en lui disant que ça me va très bien, au contraire, je suis ravie de tourner le dos AUX GENS. Alors, j'ai enfin droit à un sourire franc de sa part.

(Un de mes drames dans la vie, c'est que je scanne toutes les micro-expressions, ce qui révèle ce que vous voulez dire alors là même que vous êtes entrain de prétendre le contraire "mais non tu me déranges pas" "mais non je t'en veux pas" "comme tu veux, je m'en fiche", et autres.)

Je pensais qu'elle était serveuse, mais non. Une voix masculine m'interpelle de derrière le bar - dans les pays anglo-saxons on commande à boire dès qu'on arrive et ensuite à manger, généralement - puis il voit que je farfouille dans mon sac, me débattant entre les trois couches de vêtements, mes gants et mon écharpe qui font de la résistance. Moi, échauffée par la Guinness, au lieu de répondre (trop) poliment "non non ça va merci vous dérangez pas", je lui débite "Actually, I'd really like some advice on the local beers.". Ding ding ding ding.

En sortant ça, j'ai levé la tête pour le regarder (parce qu'apparemment, c'est ce que tout le monde fait, moi je suis vachement plus confort à mater mes pieds mais bon, je m'adapte) et pfiou. Pas la beauté qui t'assomme brutalement, mais celle que tu découvres tout en douceur en accrochant tes yeux à un détail puis un autre. Les siens sont bleus, et francs. Son sourire est timide, mais tout le reste dégage de la force, de la stabilité et quelque chose de rassurant. J'ai pas peur en croisant son regard, je suis pas gênée. Je me dis que la Guinness y est pour quelque chose mais qu'importe, je suis entrain d'avoir une vraie conversation avec un vrai être humain pour la première fois depuis 2 jours. 

Il me fait goûter une pale ale et je me dis qu'il a pas compris qui il avait en face de lui, mais elle est incroyable, surprenante. Une blonde qui cache une brune, en somme. Après deux trois phrases échangées, alors qu'il tourne dans la salle pour servir les autres, je la lui commande en pinte et il semble ravi d'avoir transformé l'essai. 

Je sens une réponse chez lui, pas du flirt, pas une amorce de désir ou quoi que ce soit, mais comme s'il était intrigué. Il n'avait pas à le faire - d'ailleurs il l'a pas fait pour mes voisins de comptoir - mais il est venu me demander régulièrement si tout allait bien. 

Ca paye toujours avec moi, les démarches sincères. Comme je le disais plus haut, j'ai un radar pour ça. Et, pour le coup, il avait une démarche mi-mère poule mi-homme fort de la situation. Il y avait une intensité telle dans ces quelques moments que si je ne l'avais pas vécu, je dirais que je surinterprète mais il a décelé mon côté iceberg. Je pense qu'il était tout simplement doué du même radar à fake que moi, et qu'il a compris que derrière la mèche, le rouge à lèvre et les lunettes, il y avait un gouffre béant en manque d'attention et de sollicitude. Il n'a pas exploité ce gouffre, il n'a pas tenté bêtement de le remblayer. Il a juste pris toutes les précautions du monde pour qu'il ne s'agrandisse pas. Il a été l'empereur Hadrien de ma soirée.

Je lui ai laissé un gros pourboire, et alors qu'il m'avait déjà remerciée deux fois en bon gentleman et en serveur professionnel, il est revenu vers moi en découvrant le montant et a osé un geste, vers mon épaule pour souligner que ce troisième "thank you" là, il venait du cœur et qu'il le pensait vraiment.


C'était il y a deux soirs, donc, et ce soir était mon dernier à Dublin, le destin a fait que, les larmes aux yeux, je suis repassée par Temple Bar pour rentrer à l'hôtel, devant la petite vitrine à la lumière plus tamisée que les autres, je l'ai vu. Il était de dos, affairé. Je suis passée sans m'arrêter, mais rien que cette seconde, l'apercevoir à nouveau, a éclairci tous les nuages noirs accumulés depuis la fin de journée. Mais c'est un récit que je vous ferai un peu plus tard... 

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