mardi 3 décembre 2019

Rebellion




On a commencé par me demander si j'étais Gilet Jaune, ce à quoi j'ai répondu "Non", mais après avoir quand même réfléchi un moment. C'est vous dire à quel point j'avais l'esprit aiguisé. Je m'apprêtais à peser toutes mes réponses, à réfléchir très vite aux tenants et aboutissants des questions que l'on me poserait.

J'étais prête à répondre "Je n'ai rien à déclarer" à tout ce qu'on me demanderait.

Le commissariat est digne des meilleures prisons désaffectées que j'ai pu visiter dans les pays de l'est. Les officiers sont entassés et des piles de dossiers menacent de s'écrouler. Sur le mur, une affiche vante les mérite d'un déjeuner raclette. Je garderai mon esprit focalisé dessus car la raclette, après tout, ne m'a jamais trahie jusqu'ici. 

Arriver jusque sur cette chaise de bureau était déjà toute une aventure. Une fois libérée, la nuit de la manif, j'ai mis bien 15 jours à me remettre de la crève contractée à cause des chauds et froids incessants - et du stress, j'imagine. Puis vint le temps du brief de l'avocat - genre si vous saviez quel avocat vous seriez guaca-jaloux - de continuer la lutte tout en étant un peu plus dans la précaution, dans la peur de passer à nouveau 4h dans un bus qui sent la pisse, mais on y va quand même, parce que les femmes meurent, les plaintes sont classées sans suite et les agresseurs font des films et que c'est bien pire que l'amende qu'on risque. 

Et puis je me suis préparée mentalement et le jour J... je ne suis pas allée à l'audition. Parce que l'officier de police judiciaire avait confondu "novembre" et "décembre" (oui bah 12 ça fait beaucoup de mois à retenir). Donc, j'ai refait d'autres actions en blaguant encore et toujours sur ma nuit dans le bus-qui-sent, et les soeurs de lutte de me dire "c'est toi la casserole ?". 

Donc un mois après, je me suis pointée devant une porte noire semblant tout droit sortie d'un escape game tandis que des poutrelles métalliques du chantier adjacent me survolaient gaiement. J'ai mis 10 plombes à trouver la véritable entrée et j'ai fini par comprendre et rentrer dans ce blockhaus aux sièges en plastique ma foi pas si pire.

La dame de l'accueil ne sait pas trop qui doit s'occuper de moi et je vois défiler tout un tas de jeunes hommes d'une vingtaine d'année à tout casser, je me fais la réflexion qu'on pourrait faire au moins 4 épisodes de 21 Jump Street, et puis une voix appelle  : "Madame Johnson, veuillez me suivre."

Je suis déçue qu'il n'ait pas l'accent marseillais. C'est là que je m’assois en face du poster de la raclette et que je me focalise sur le chantier dehors, et les baies vitrées qui volent devant mes yeux, pendant que l'officier officie sur son ordinateur. 

Le temps me paraît long à cause de mon extrême concentration. Jean-Comico donne un coup de pied dans l'éléphant dans la pièce et me dit "bon, j'imagine que comme vos consoeurs vous n'avez "rien à déclarer"", je lui souris de toutes mes dents (que je suis en train de faire refaire d'ailleurs, mais là n'est pas la question), et on commence par la partie où je dois répondre : le prénom de mon reup, le nom de jeune fille de ma génitrice - je pense le mec va tout tenter pour récupérer mes infos de questions secrètes de mot de passe. Jusqu'au moment où il me demande à combien s'élève le remboursement de mon prêt immo et où je le regarde en pinçant la bouche signifiant très clairement "Là, tu pousses le bouchon un petit peu trop loin, Maurice." je lui explique donc ne pas trop trop savoir et il s'étonne "m'enfin, vous ne faites pas vos comptes ?" "Je suis atteinte de dyscalculie, je n'ai aucune mémoire des chiffres." (true story). 

Il m'a demandé ce que je faisais dans la vie et quels étaient l'intitulé de mes master 2, je lui ai sympathiquement demandé s'il cherchait à pourvoir des postes au sein de sa noble institution et il m'a dit que non, à la suite de quoi je me suis permis un petit "oh dommage, ça commençait à ressembler à un entretien pôle emploi." 

J'ai dû ensuite dire quinze fois "Je n'ai rien à déclarer" puis est venue l'heure du sermon sur l'incompétence de mon avocat et le fait que garder le silence n'était pas une bonne idée (si, gardez toujours le silence) et qu'en faisant cela je ne me défendais pas (yes, mais je m'incrimine pas non plus, gadjo), et qu'il était là pour me comprendre (non, ça c'est mon psy et je le paie avec autre chose que mes impôts). 

Il m'a demandé de lui parler de mon job, j'ai lâché des monosyllabes et attrapé mon sac l'air de dire "bon, c'était sympa, mais je crois que nos routes vont se séparer ici" déjà bien contente de pas m'être vue faire relever les empreintes et prendre en photo pour finir dans un classeur intitulé "fichée féminazie". 

Mais Jean-Comico tient à me dire combien il est important qu'il comprenne ce qui m'a poussé à faire ça. Pour cela, il utilise ses grands yeux verts de mec pas dégueu du tout physiquement - Jean-Comico ignore manifestement que j'ai arrêté les mecs et leurs grands yeux verts - et fait des blagounettes qui ne sont pas drôles du tout du genre "vous savez, c'est même pas votre parole contre la mienne, si je voulais je pourrais dire que vous m'avez frappé et on me croirait moi" (J'avoue, j'ai eu une pensée pour les soeurs de lutte chiliennes à ce moment là.)

Et puis, commence la propagande anti-avocat, tentant de convaincre à travers moi les autres filles incriminées de s'éloigner de la ligne directrice du silence total. 

A la fin, après avoir tenté de me faire la parlotte "hors audition" pendant 30 min, il me raccompagne, et attend vraisemblablement que je le remercie en tentant hein "j'étais sympa, j'aurais pu vous passer un savon", j'ai un pied dans la rue donc je tente un "C'eut été un tantinet paternaliste.", alors, pour la dernière fois, Jean-Comico bat de ses grands yeux et tente de m'attendrir "mais enfin, on a le même âge !" (Ouais, mais pas la même passion...) 

Je m'en vais les mains dans les poches de mon imper, le soulagement que ça soit fini, mon destin désormais entre les mains d'une autre instance, et me disant que, décidément, le monde des hommes ne me manquera pas. 

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