Mon grand-père voulait donner son corps à la science. Tout le monde disait que c'était une bonne chose, en hochant la tête en choeur.
Perso, je comprenais pas vraiment les implications. J'ai dû poser des questions débiles. Du genre "mais... quand il sera mort, hein ?" parce que j'ai eu très tôt une peur de l'abandon proche de l'hystérie.
Plus j'ai grandi, plus cette volonté me semblait dérangeante. Quand j'ai découvert ce que les étudiants de médecine faisaient subir aux cadavres, par exemple. Et puis, au final, mon grand-père a tellement été rapiécé de son vivant que personne n'aurait pu en tirer quoi que ce soit. Alors on l'a fait incinérer et on l'a mis dans la Seine, qui l'a bordé toute sa vie.
Des années après, Mémé l'a rejoint.
Et moi, je vis toujours plus ou moins près de la Seine. Cela dit, je n'ai pas d'endroit où me recueillir, pas exactement. Pas fixement.
C'est à ça que je pensais en marchant dans le gigantesque cimetière de Thiais. Cimetière des pauvres, cour des miracles post-mortem, champ de verdure avec quelques cailloux dedans pour montrer qu'ici, il y a trente, quarante, cinquante ans, une tombe avait trôné, avant de s'enfoncer peu à peu dans la terre, au mieux, ou d'être arrachée de là car plus entretenue. Une seconde mort.
Le cimetière des pauvres a plusieurs particularités. Il est immense, on l'a déjà dit. Presque un quart de la ville de Thiais est consacré, non pas à ses habitants trépassés, mais à ceux dont Paris ne veut pas. Pas assez glamours (comme ceux du carré pénitencier), pas assez catholiques (comme près de la moitié des horizontaux de confession musulmane, ou bouddhistes et shintos en grosse représentation là-bas), pas assez jeunes, beaux et riches (comme ces vieux morts pendant la canicule de 2003 que personne n'a jamais réclamé), pas assez vivants (comme les minuscules habitants du carré prénatal), pas assez prévoyants pour leurs obsèques (comme ceux du carré des indigents, oops : "du jardin de la fraternité", pardon).
Bref, une bande grosse bande de crèvent-la-faim. Quasiment pas de célèbre, de rutilant, à moins de vouloir faire dans le glauque (car oui, nos plus récents terroristes sont là-bas, enfouis dans l'anonymat) ou dans l'incongru (le militaire qui a voulu buter De Gaulle, la première femme assassinée dans le métro ou encore Jean-Luc Delarue, dans une tombe ne portant que des initiales).
Au milieu de tout ça, le carré des gens qui ont donné leur corps à la science, un pré. Car poussière. Est-ce que j'aurais préféré devoir venir là, pour repenser à Pépé ?
Sûrement pas.
J'ai eu de la peine pour cette jeune femme qui laissait son bambin galoper dans les hautes herbes tandis qu'elle arrangeait un bouquet de fleur parmi les autres énormes compositions dans le petit endroit qui est réservé aux proches pour honorer leur mort.e.
Car pour aller voir les pauvres, les anonymes, les disséqués, il faut se rendre tout au bout d'une ligne de métro, puis prendre un tramway qui passe toutes les 12 minutes et s'arrêter après "La Bretagne". Là, un décor d'ex URSS mélangé à une zone commerciale de province vous accueille. Il vous suffira de passer par le gigantesque portail digne des meilleurs camps de concentration pour tenter de remettre les yeux sur votre proche.
Je n'ai jamais été aussi en rage après une balade de près de trois heures dans un cimetière, ce qui m'apaise généralement.
La première mosquée de Paris n'est pas celle dans laquelle vous allez boire le thé, vous faire masser ou manger un couscous. Elle se trouvait dans le carré musulman du Père-Lachaise, un tout petit enclos capable de contenir un cinquantaine de tombe, inauguré par le corps d'une Reine, venue demander de l'aide pour son peuple et morte en chemin.
De cette mosquée, ne restent que des cartes-postales. Au nom de la sacro-sainte Laïcité, les carrés confessionnels ont été dispersés, mélangés. Des croix, des étoiles, des mains, hop hop hop, on mixe le tout, il ne faudrait pas que les gens qui se ressemblent s'assemblent. En tout cas, pas ceux-là.
Au final, on a repoussé nos colonisés hors de Paris. On leur a édifié des stèles insipides qu'on leur interdit de décorer à leur sauce (pour ne pas perturber l'harmonie du lieu). On fait trôner, comble de l'ironie, un énorme drapeau français au milieu des militaires ayant combattu en Algérie, enterré tout près des descendants de ceux qu'ils ont pillé puis assassiné.
On retrouve à Thiais tout ce que la France a produit d'affreux, a provoqué d'indigne. Pas étonnant, alors, que dans les quelques carrés "gratuits" prévus pour ceux qui n'ont pas les moyens de se faire enterrer, ou même incinérer, pour ceux qu'on retrouve sans identité, les oubliants, les errants, les ostracisés, toutes les dalles se ressemblent, et les plaques nominatives ne sont présentes que sur une moitié d'entre elles. D'ailleurs à quoi bon ? On les laisse généralement ici 5 ans avant de faire de la place pour d'autres. Oui, apparemment, on en manque.
En fait, il suffit de faire quelques pas pour s'apercevoir que des champs entiers sont disponibles. Manque de volonté ? Certains disparus que les proches cherchent si fort qu'ils montent des associations ne seront jamais retrouvés car ici on brûle les os des anonymes avant de les entasser dans l'ossuaire.
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