samedi 16 juin 2018

Wuthering Heath


Ça ne m'est pas arrivé souvent, une fois, deux fois, et avec celle-ci, trois.

Un regard. Juste, un regard. Avec un inconnu. La vie, surtout sociale, est souvent compliquée, mais parfois, lors de moments suspendus, deux regards se croisent et tout est limpide. 

Reste à écrire, à deux, le scénario de l'approche, du débarquement, du contact.

La soirée avait mal démarrée, c'était la dernière où je pouvais vraiment profiter avant mon départ et un quiproquo avait eu pour conséquence que mes amis n'avaient pas vraiment compris que c'était le cas.

J'avais débarqué dans le bar désormais mythique, où la moitié de mes aventures ont eu lieu, avec un tote-bag rempli à ras bord de trucs à donner - d'un guide de Montréal à de la crème solaire en passant par des oignons. Je suis assez généreuse, surtout quand je n'ai que 23 kilos autorisés en bagage de soute, lors de mon vol, deux jours après.

J'étais en train de distribuer tout cela quand mon ego a été atteint de plein fouet. Ça arrive peu souvent car je suis imperméable aux insultes et, la plupart du temps, au regard des autres. Sauf que là, mes amis, qui avaient décidé de me charrier en tentant de me trouver un Chum pour mon dernier soir, avaient désigné la personne objectivement la moins consommable de la pièce. 
Passée la vexation, j'ai réfléchi. Personne ici ne connait mon passif à Paris. Le défilé intercontinental de BG dans mon petit lit Ikea (qui s'est très beaucoup calmé depuis un an, où je privilégie le qualitatif, parce que je suis #vieille). Ici, ils n'ont que l'image de moi avec Jean-Chum, un brave 9/20 des familles, doté toutefois d'yeux magnifiques, d'un humour remarquable et d'une maladresse touchante. Oui mais voilà, avec Jean-Chum ça a tourné en eau-de-boudin, comme 99% de mes relations dans leur première semaine. 

Ce camouflet est donc devenu un défi. Je me suis mise en mode chasse comme rarement je l'ai été depuis la saison 2015/2016. (2015/2016, "c'est la champion's league" comme dirait l'autre)
Ma première target me tournait désespérément le dos et s'est avéré parler une langue inconnue au moment où je ne lui ai laissé d'autre choix que de me faire face.
Ma seconde target, mon éternel regret, mon Viking, ne s'est jamais pointé. 

Alors je me suis assise, pour profiter de mes adieux avec ces connaissances qui ont ponctué mon voyage et qui, sans se concerter, sans que je ne les en informe, se sont toutes retrouvées ce soir là, à cette soirée là, avec moi. 

Et puis j'ai levé la tête, et je l'ai vu. 
Grand, très grand. Brun-châtain foncé. Des grands yeux noirs. Des cils par millions. Un sourire en coin. Une chemise en jean, des boucles d'oreilles. Un look rafraîchissant de bébé rockeur qui me rappelait mes années lycée, époque où cet individu devait être en train de terminer l'école primaire. 
Puis dans l'instant, il m'a rendu ce regard, et j'ai su. Nous avons su. 
J'ai maintenu le contact visuel juste le temps que les infos s'ancrent et j'ai redonné mon attention à une pote, à ma droite.

Plus tard dans la soirée, le mystérieux inconnu est réapparu. Cette fois c'est lui qui m'a regardé en premier, je lui ai répondu sans insister, toujours dans le doute quant à son âge : très en deça du mien soit, mais à quel point ? 

Une fois mes amis m'ayant déserté pour de bon, j'ai proposé un jeu de carte comme moyen de l'approcher et de savoir une bonne fois pour toute si j'étais érotomane ou juste dans le vrai.
Aussitôt, il s'est assis à côté de moi puis s'est rapproché un peu plus à chaque manche. Mélangeant ses cartes aux miennes et créant un contact physique dès qu'il en avait la possibilité. 
Si des doutes restaient, ils étaient désormais envolés. Je savais, il savait, nous savions. 

Ce qui restait à établir était la suite des opérations.
D'abord, son âge.
23. 
Acceptable. Ma limite étant de ne pas taper dans la génération de mes neveux (ce qui serait le point "glauquissime" que toute Puma se refuse à atteindre).

Maintenant, deuxième vérification : le niveau d'alcoolémie et de consentement éclairé, car, depuis qu'il m'est arrivé des bricoles, je fais très attention à ce genre de "détails."

C'est là qu'il s'est assis en tailleur face à moi, qu'il a tenté de plongé ses yeux noirs dans les bleu-gris miens et qu'il a lamentablement échoué. Les siens étaient si vitreux que j'aurais cru voir un cadavre réanimé. 
Il a commencé à me parler. J'ai commencé à lui mettre des stops et à me maudire "il est trop bourré pour faire quoi que ce soit, tu vas devoir être la plus intelligente des deux, AGAIN."
C'est alors qu'il a changé de ton, d'attitude, que ses yeux ont retrouvé leur focus et qu'il a commencé à me psychanalyser.
J'ai donc fui, car sa beauté renversante n'excusait pas tout. Surtout pas le fait qu'il ait autant d'insight à mon sujet avec 5 grammes et 3 regards transcendants. 

Je me suis cachée entre deux poteaux, pour finir ma pinte, malheureusement pile en face de mon ex, qui bossait. Soit. Grosses gorgées par grosses gorgées, je cherchais l'appui d'un ami sur messenger qui me conseillait de vérifier une dernière fois que Jean-Boucle était bien raide saoul ou s'il était juste un peu éméché. 

C'est alors que mes alentours s'obscurcirent, la lumière éclipsée, l'atmosphère inéclairée, et il me fallut un temps de réaction certain pour réaliser que c'était dû au mètre 95 de Jean-Boucle, planté devant moi. 

C'est là que j'ai compris que j'étais saoule aussi, et que je me cherchais des excuses. Il a tenté une autre approche, bien plus sexy, bien plus sensuelle, et bien plus intelligente que la précédente, et quand j'ai vu les astres s'aligner (c'est à dire ses yeux à lui se mettre à briller, ceux de mon ex, juste derrière, devenir rouges et vénères et une bouffée de chaleur remontant du plus profond de mes entrailles jusqu'à mon cœur battant comme un fou), je me suis mise sur la pointe de mes bottines, j'ai tendu le plus haut possible mon bras pour accrocher la nuque de Jean-Boucle et rapprocher sa bouche de la mienne. 

C'était au ralenti, comme à chaque fois, et c'était merveilleux, comme pas à chaque fois.

Après une session de patin à faire pâlir d'envie Tonya Harding, j'ai récupéré assez de mes esprits pour que mon instinct reprenne les rênes.
J'ai donc regardé le bel inconnu qui reprenait son souffle, en face de moi, et je lui ai dit "au fait, y a mon ex juste derrière !" 
Au moment où il a sursauté en disant "hein ? quoi ?" et en regardant par-dessus son épaule, j'ai profité de son léger recul pour me faufiler et filer.

Bien cachée dans les toilettes, à l'étage, j'ai commencé à me demander si c'était bien mature ce jeu de cache-cache ? Me demandant si c'était pas lui le plus adulte des deux. Et c'est là que je suis tombée sur une connaissance et qu'on s'est mis, sans que j'arrive à me souvenir pourquoi, à parler d'animaux mignons. Pendant 20 minutes.

Au moment où je montrai des photos de Molly Brown avec une fierté totale, j'ai encore senti l'atmosphère de la pièce changer. Comme si l'orage avait brisé la mignonitude. J'ai vu mon ombre s'agrandir et j'ai compris que Jean-1m95 se tenait derrière moi et projetait grave des ondes venues toutes droits des ténèbres. 
Ses yeux étaient sûrement semblables à ceux d'Heathcliff quand il m'a dit "Tu t'es encore enfuie ?" d'un ton mi interrogatif, mi blessé.
J'ai alors répondu le plus naturellement du monde : "Nan, je montrai juste ma chatte à ce jeune homme."

Heathcliff toujours, mais l'autre versant, mi-sadique, mi-joueur, s'est placé dans notre triangle et s'est mis à raconter à quel point ça lui plairait de me montrer sa chatte également. Une discussion ahurissante s'est alors développée, entre le premier degré de mon pote, le second degré éhonté de Jean-Heath et mon incrédulité devant le fait qu'il avait passé tous mes tests, et pas encore abandonné l'idée de vouloir mon cul. 

Du coup, quand pote s'est excusé, je me suis retrouvée désarmée, comme un moigneau en face d'un loup beaucoup trop sexy pour vouloir ne pas se faire dévorer. 
Comme dans les bouquins de cul que j'édite avec tellement de talent, il s'est mis à avancer vers moi, et moi à reculer en le regardant d'en-dessous (forcément d'en-dessous), prête à affronter mon destin et à arrêter de courir. 

Il m'a poussé jusqu'à ce que mes hanches rencontrent le marbre dur du lavabo en cascade, a placé ses grands bras de chaque côté de moi et m'a dit à l'oreille "Comme ça, tu ne pourras plus t'enfuir."
Je crois que j'ai fini de fondre comme l’Antarctique d'ici 15-20 ans. 

Il y a eu beaucoup de murs testés dans cette antichambre des toilettes, beaucoup de gémissements étouffés et de moments d'hébétude où je me suis demandée si j'étais bien là, si c'était bien moi, car c'était juste : trop bien.
(Mon vocabulaire tend à s'amenuiser proportionnellement au taux d'hormone dans mon sang). 

C'est alors qu'il m'a regardé de haut en bas, ne souriant plus du tout, les yeux noirs de passion, cette fois, et qu'il m'a dit "on bouge ?"

Naïve, j'ai alors saisi mon sac et fait un pas vers l'escalier de la sortie. Puis j'ai senti mon bras être tiré dans l'autre direction, puis du bois contre mon dos, et une porte qui claque. Une porte qui claque ? 
Le plus logiquement du monde, nous étions enfermés dans la cabine des toilettes la plus proche, et les choses sont passées de drôles à "très très très sérieuses" en un rien de temps. 

Il y avait quelque chose en dehors de la raison dès le départ dans cette rencontre qui s'est transformé en quelque chose de complètement fou dès qu'on s'est retrouvés en tête à tête.

Après une session que nous nommerons sobrement "pendant ce temps là, à Veracruz", il m'a informé de façon tout à fait neutre que son logement se trouvait pas très loin, ce à quoi j'ai répondu "le mien est plus près". 

J'ai ainsi fait faire le tour (tout le tour) du propriétaire à Jean-Heath, la veille de mon dernier jour de boulot, l'avant-veille de mon retour sur le plancher de nos vaches.

Je vous épargne les détails, mais ce n'est pas parce qu'il n'y a rien à dire, bien au contraire. Et si nous étions à Un dîner presque parfait, j'aurais brandi toutes les petites pancartes 10/10 mises à disposition par la prod. 

Le lendemain matin, j'ai choisi d'avoir une heure de retard au boulot - qui me virerait d'un job non payé, un dernier jour ? Pour profiter de la discussion du jeune homme, qui se trouvait, en plus du reste, en avoir vachement. 

Nous étions décidément sur la même longueur d'onde, jusqu'au dernier moment où, sans que l'un cherche à rester superficiellement en contact avec l'autre, la porte s'est fermée sur lui, alors que je lui souhaitais le meilleur et un avenir des plus brillants.


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