J'ai réalisé cette semaine que la grande fracture de ma vie se situait en 1994.
J'avais 6 ans.
Ma vie était celle d'une enfant un peu constamment en état d'ébriété, qui ne pigeait absolument rien à tous ceux de son âge et qui déambulait en se cassant la gueule régulièrement dans la cour de récré. Je regardais des gens asseoir leur autorité sur leurs petits camarades en leur faisant ingurgiter du papier aluminium, je participais à la tentative de faire brûler l'école maternelle avec une "grande", je regardais, enfin, ma mère, de l'autre côté des barreaux. Du côté de l'école primaire, alors qu'elle s'occupait de plein d'autres enfants que moi.
J'ai eu beau être la petite dernière, et la plus chouchoutée par ma reum selon mes soeurs, je l'ai toujours beaucoup partagée. Au moins avec les 25 élèves de ses classes tous les ans. Ca fait beaucoup.
Avant mes 6 ans, le week-end était marqué par les match de foot de mon père, où j'allais le voir, publiquement outrée de ses gros mots, secrètement fière. Et puis quand j'ai eu 6 ans, il y a eu sa blessure, il n'a plus joué au foot, il a passé les week-end chez nous, et j'ai pu découvrir à loisir que c'était pas vraiment un type bien. A l'adolescence, je me suis intéressée au foot dans l'espoir de relancer ça. De faire revenir un père un peu plus brillant. Un peu plus intéressant.
Avant mes 6 ans, le week-end était marqué par les repas en famille avec mes deux soeurs, qui se battaient toute la matinée pour ne pas avoir à me brosser les cheveux après le shampoing de ma longue crinière, le repas commençait toujours super tard, mais souvent il y avait l'apéro, avec des biscuits, de la grenadine, des trucs chelou pour touiller à mettre dans les verres. J'avais ma place autour de la petite table. J'avais ma place. Le soir, mes soeurs partaient parfois en boîte, et j'arrivai à me glisser derrière elles quand elles et leurs amies se préparaient dans la salle de bain. Je ne comprenais rien, mais je savais que c'était chouette d'être là à ce moment là. J'avais déjà de l'intuition. Je me demandais à quoi ressemblait cette "boîte" à une boîte en carton ? de conserve ? On ne m'en disait que du mal (cher, alcool, talons pour rentrer ouille aie) mais je savais qu'il y avait une autre vérité derrière.
Avant mes 6 ans, ma deuxième soeur habitait à la maison, quand elle est partie avec l'amour de sa vie, elle a laissé son chat à la maison, et moi. Le chat en avait vu d'autre. Moi c'était la première fois.
Cette année 1994 était pleine de rebondissements, on avait accueilli des marins pendant l'Armada. J'avais appris "officiellement" à lire. La blessure de papa. Mon pépé avait sûrement dû se faire opérer encore. J'avais dû voir mes cousins. Extrêmement bébés.
Après plus rien n'a été comme avant. L'équilibre bouleversé après le départ d'une soeur faisant que l'autre prenait toutes les agressions seule, et me les faisait payer, peut-être pas volontairement. Tout a changé spécialement le jour où mon père a insulté mon grand-père - qui n'était pas son père. J'ai compris qu'au-delà du fait qu'il n'était pas un type bien, c'était en vérité un sale type. Ma mère n'a pas ou peu réagi, comme toujours, et j'ai compris - si je ne le savais déjà - qu'elle n'était pas si fiable. Qu'il allait falloir trouver une autre solution de backup dans les temps de crise.
C'est le moment où j'ai commencé à me rabattre sur les chats. A voir en eux tout l'amour, la tendresse et l'affection qui manquait ailleurs. A regarder leurs yeux en sachant qu'ils avaient déjà compris depuis longtemps, eux, spectateurs aux premières loges.
J'ai commencé à comprendre qu'il faudrait me tirer vite, je m'étais fixé 14 ans, parce qu'on est grand à 14 ans. Mais Mémé, à qui je l'avais confié, n'était pas très d'accord. Elle avait d'ailleurs cafté. Tout le monde a toujours cafté. Et la surveillance s'est resserrée. La suspicion. Ma fausse réputation de menteuse qui est devenue vraie, à force. La maison est devenue un ghetto plus qu'une prison.
On ne sait jamais comment les choses vont tourner quand on fait des enfants je suppose.
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