Pendant mes nombreuses insomnies des deux semaines écoulées, je me suis posée une question sémantique.
C'est bien, pour se rendormir. Ou pour s'énerver d'un coup toute seule au milieu de la nuit et s'engueuler avec son chat qui miaule en t'empêchant d'aller jusqu'au bout de ton train d'idées.
Il y a quelques phrases inacceptables qui me restent de mes relations passées, qui tournent encore dans mon crâne au milieu du silence.
"Il ne s'est rien passé." va sûrement faire partie de mon top ten.
"Il ne s'est rien passé." est une phrase de mafieux qui s'adresse au témoin gênant.
C'est la police qui vient de faire une bavure.
Les men in black avec leur stylo magique.
Terminator qui se trompe de porte.
C'est l'unilatéralisme arrogant. Le "Je" prédominant qui décide que sa version des événements prévaut. La lâcheté de ne pas assumer, alors même qu'on a provoqué la situation. L'équivalent du "nononononon" infantile.
Le "rien" qui annihile et ne laisse pas la place à la réplique, à la parole, à l'échange.
Quand on me l'a sorti, j'ai eu la meilleure réaction du monde : lister tout ce qui s'était passé de manière factuelle, chronologique et détaillée.
En tout cas, ça a bien fait rire le chauffeur de taxi sur le moment.
Non, à l'évidence il ne s'était pas "rien" passé. Il ne se passe jamais "rien".
Mais c'est l'arbre et la forêt. Si personne ne le sait, ça n'a pas existé.
L'absurdité de cette technique de l'autruche dans la situation a été facile à contourner. C'était un cas de première année de plaidoirie.
Mais mon Dieu, qu'est-ce que ça prouve sur notre génération ? Qu'on ne pense qu'à sa gueule alors même qu'on est dans les bras de quelqu'un d'autre ? Qu'on se sert en mode libre-service dès lors qu'on présuppose que l'autre est assez open pour ça ?
L'autre n'existe plus, car cohabiter avec son propre flux de pensées est déjà bien trop complexe.
On va pas s'emmerder à penser aux conséquences de ses propres actes sur l'existence d'un individu jetable. Échangeable. Oubliable.
Le degré zéro de la vie en société, la consommation. Quand bien même on est entre adultes éclairés et qu'un simple "J'étais en manque affectif et saoul, tu étais à portée de main, il ne se passera plus rien." suffirait, clair, net et précis. Informatif. Neutre. Un simple "Pour moi," avant le "Il ne s'est rien passé." change tellement la donne, car il appelle un "Et pour toi ?", mais encore faudrait-il que l'avis de l'autre importe. Et si on ne sait pas, où est le mal à dire "Je ne sais pas." ?
Malheureusement pour les garçons qui croisent ma route, il se trouve que je donne mon avis surtout quand on ne veut pas l'entendre. Donc un "Il ne s'est rien passé." lapidaire ne fera que me mettre en rogne et déclencher en moi une avalanche de phrases assassines en retour.
Quand je raye de ma vie ces gens qui ne m'ont laissé aucune place dans leur décision, qui n'ont même pas pris la peine de m'informer que pour eux c'était plié - ou alors en dernier, pour faire les choses bien. Comme s'il s'agissait d'une tâche administrative à évacuer qu'on repousserait de jours en jours.
Quand je raye ces gens, donc, ils sont toujours surpris. Parfois tristes. Souvent irrespectueux de ma décision, essayant de revenir par la fenêtre quand je les ai mis à la porte. Mais c'est pourtant l'évidence même : si je suis cantonnée au statut de spectatrice dans une relation, quand bien même j'aurais une place au premier rang, je ne peux dire que "non merci monsieur.". Car s' "il ne s'est rien passé", tout ce que je pourrai faire ne voudra jamais rien dire non plus. "Il ne s'est rien passé." = "Tu n'existes pas." ("...ou alors pas assez pour avoir quelconque impact dans ma vie à moi").
Je suis la première à entamer et terminer des relations en quelques heures, une nuit, trois jours, mais jamais il ne me viendrait à l'idée de laisser un blanc, un vide, pire : une non réponse. J'agis toujours en considérant l'être humain sensible en face. En calculant mon impact. En prévoyant les dégâts que je pourrais causer histoire d'arrêter les frais à temps si jamais.
Je crois que ça s'appelle le respect. Ou juste être humain.
Mais parfois, je ne sais plus.
J'ai l'impression harassante d'être la dernière de mon espèce à penser ainsi, que les autres régressent au stade primate en mode "fuck it, on va quand même pas perdre de temps à faire les choses bien. J'ai d'autres rien à faire avec d'autres coquilles vides sans pensée propre".
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