Les livres sont toujours venus à moi et pas moi à eux, du moins, les livres importants.
Comment certains d'entre eux sont arrivés entre mes mains est une série d'histoires qui commence il y a très longtemps...
Quand j'étais gamine, ma vie était cadenassée et quadrillée par une mère possessive à qui je devais demander l'autorisation de respirer, qui me sautait dessus dès que je sortais de ma chambre ou qui s'y invitait pour voir ce que je faisais.
De cette période je retiens une haine tenace de l'envahissement imprévu de mon espace vital. Aujourd'hui encore, quand j'oublie de fermer la porte de ma chambre dans la maison de mes parents et qu'elle y entre, des bouffées de désespoir m'assaillent.
Cette terreur enfantine expliquée, vous avez désormais en tête l'état d'esprit dans lequel j'étais, quand, me promenant dans les rues de Rouen, un peu plus âgée, un peu plus aguerrie, j'ai été prise dans le feu des cris de ma mère, d'une gueulante sortie de nulle part, une parmi les millions d'autres que j'ai dû essuyer.
J'ai regardé les pavés de la rue du Gros, sous mes pieds, j'ai regardé le ciel. J'ai serré les bras autour de moi, et je suis partie.
Moi qui n'avais pas le droit de sortir, pas le droit de traverser une route toute seule, pas le droit d'avoir un air qui voulait peut-être dire que je pensais à une chose à laquelle je n'avais pas le droit de penser, je me suis barrée au coeur de la grande ville, laissant derrière moi une personne qui ne pouvait pas courir. A cette époque où j'avais un portable mais elle pas encore.
Les badauds m'ont vite digérée et je suis devenue imperceptible. Invisible.
La bouffée d'air frais qui s'est engouffrée dans mes poumons ce jour-là a changé ma vie.
J'avais pris ma décision. J'avais fait quelque chose d'interdit, je ne m'en portais pas plus mal, et je pouvais braver les ordres et les injonctions sans mourir foudroyée. A peine avais-je réalisé tout ça que j'étais au bout de la rue, et je ne savais pas quoi faire, il y avait trop de choses à faire.
Je suis entrée dans une solderie de livres - qui n'existe plus. A l'époque, la surveillance parentale allait jusqu'à ma petite monnaie. Je me souviendrai toujours d'une crise de ma mère car j'avais compté mes pièces jaunes pour pouvoir mettre assez bout à bout pour pouvoir m'acheter un malheureux CD. Car oui, je n'avais d'autre argent que l'argent de poche donné par le bon vouloir de mon père - qui ne voulait pas souvent. 5 euros par mois. Je me souviens parfaitement du coût d'un disque : 4 mois d'argent de poche.
Donc, la solderie. Parce que, nulle part ailleurs, je n'avais assez pour m'acheter un souvenir de cet acte de bravoure.
Dans le magasin, personne ne m'a regardé de travers, personne ne m'a dévisagée comme si je n'avais pas le droit d'être là non accompagnée, comme s'il me manquait un chaperon.
J'ai feuilleté les livres d'art sur Modigliani, pendant un long moment. Mais, bien entendu, je n'avais pas assez. Vraiment pas assez.
Je n'étais pas encore courageuse au point de voler un bouquin, et j'avais de toute façon déjà une morale bien trop rodée.
Alors je suis allée du côté des poches de sous qualité, des trucs minables vendus au rabais. Des textes libres de droit dont l'exploitation, même à bas prix, rapportait.
J'ai parcouru les titres. Malheureusement la plupart des titres qui m'intéressaient étaient en plusieurs tomes et je n'avais pas les moyens. Toujours pas.
Et puis je suis tombée sur le Fantôme.
Ma première rencontre avec lui depuis un lointain épisode de Babar qui m'avait déjà pas mal hypnotisée.
La prose de Gaston Leroux était à 2€.
J'avais 2 €.
Miracle.
Je me suis empressée de le payer, au cas où ma mère m'avait rattrapée grâce à son radar infaillible.
Je l'ai enfoui dans mon sac au cas où ma mère l'aurait repéré et aurait jugé cette lecture impropre.
Je suis ressortie et elle a fini par me tomber dessus.
Mais, en bandoulière, j'avais 320 pages d'évasion supplémentaires qui m'attendaient.
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