C'était mon premier stage.
J'avais 17 ans, mon premier appartement, une porte qui ferme à clef et une ville à découvrir.
Nous étions en plein hiver mais je me souviens d'une période baignée par le soleil. Aller à pied au boulot. Etre accablée de fatigue en rentrant le soir - mais ne commencer qu'à 10h.
J'étais libraire dans la plus grande librairie de la ville, dont le chef, à l'époque, était directeur du syndicat national des libraires. En gros : je me la pétais grave.
On m'avait collé au rayon jeunesse parce que j'étais une fille, mais il y avait des bons côtés qui compensaient le contact avec les enfants : les boissons gratuites à profusion toute la journée, les discussions avec le charmant garçon qui faisait son alternance là et, bien sûr, les remises sur les livres pour les employés.
C'était mon premier stage et c'était un gros chambardement dans ma famille. Sûrement parce que je faisais enfin quelque chose de concret de mes dix doigts.
C'était tellement énorme qu'un vendredi, ma mère est venue me chercher pour m'emmener passer le week-end à la maison, et elle a amené Mémé.
Ma grand-mère m'a élevée, avec tout l'amour du monde, mais une préférence quand même pour mes cousins états-uniens : plus jolis, plus athlétiques et surtout plus débrouillards. Moi, j'étais plutôt l'intello qui dévorait les vieux bouquins gagnés par ma mère et ma tante du temps où on décrochait des prix à l'école. Le seul truc c'est que, moi, elle m'avait à l'année, quand, eux, elle ne les voyait que 15 jours par an.
En fait, ce qu'elle aime, Mémé, c'est pouvoir raconter des histoires qui en mettent plein la vue sur ses petits enfants, et raconter que sa petite fille lit des livres, ça le fait moyen.
Mais là, elle pouvait dire "mais oui, elle travaille là bas, et elle fait tout toute seule, mais oui à seulement 17 ans.".
Alors Mémé a débarqué sur mon lieu de travail, et j'ai pris ma pause pour l'accueillir. Je lui ai fait tout visiter, même le sous-sol, où se trouvait la pochothèque (et le joli garçon en alternance). C'est là aussi que se trouvait le rayon SF que j'aurais pu ramener tout entier chez moi si on m'avait laissé faire.
Je l'ai dit à Mémé, qui m'a dit, tout bas "choisis en deux, mais discrètement" car, oui, ma mère rodait derrière, vous l'aviez deviné.
C'était mon premier stage et je n'étais pas du tout payée, c'était l'époque où mon père m'avait coupé les vivres et où je vivais sur le plein de courses que m'amenait ma mère une fois par mois sans pouvoir trop faire de dépenses autres qu'une baguette de pain par ci par là en demandant 20 euros à ma mère occasionnellement.
C'était un peu la bohème, et Mémé était toujours là pour améliorer mon train de vie.
Mais j'étais gênée parce qu'elle était à la retraite et veuve et que je pouvais, en revendant deux trois trucs, obtenir assez pour me payer ces deux bouquins.
Mais on ne contredit pas Mémé.
J'ai alors pris deux livres, en hésitant, parmi les dizaines qui me faisaient de l'oeil depuis la rentrée - nous étions en janvier.
Je savais que ces deux livres là, financés par Mémé, il faudrait que je les lise jusqu'au bout. Pas question de les abandonner.
J'ai pris les deux et je lui ai donné, mais c'était trop tard. Le radar de ma mère s'était mis en marche et d'un Qu'est-ce que vous faites ?! elle nous avait glacées toutes les deux.
Tu vas pas acheter ces bêtises là ! J'avais baissé la tête, c'est vrai qu'une des deux couv' était hideuse, mais en même temps, don't-judge-a-book-by-its-cover toussa. J'ai voulu reprendre les livres à ma grand-mère qui les a serré fort en pointant son nez vers ma mère C'est moi qui paye, oust !
Et Mémé était partie vers la caisse, comme un gladiateur vers son destin.
Ma mère m'avait envoyé à ses trousses en me menaçant : tu l'empêches de payer !
J'avais couru derrière elle, mais je savais qu'entre les deux caractères je ne pouvais pas gagner. Alors autant laisser faire ce que ma grand-mère voulait et donner tort à ma mère. Juste pour le plaisir.
Mémé m'avait donné le sac, avec les achats payés, dans un grand sourire, et ma mère avait ruminé en m'amenant jusqu'à la voiture.
Cette année là, c'était ma première année de DUT, et toute l'année mes camarades se sont légèrement foutus de moi en voyant sur mon bureau la couverture du tome 1 de L'Echiquier du mal de Dan Simmons. Ce qui ne m'a jamais empêché de profiter de ses milliers de pages à chaque pause.
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