mercredi 16 novembre 2011

4


Le voir ce soir là c’était ne pas avoir froid en décembre.
C’était hors saison. 
Et pourtant elle était harnachée comme lors de tous ces grands soirs où elle avait encore l’âge d’être habillée par sa mère. Une robe qui gratte, mal ajustée, endimanchée, à montrer à toute la famille.
Cet accoutrement avait laissé place à un costume de femme. Des talons de 8 centimètres à bout rond. Toujours. Une robe rouge. Parée comme un sapin. Ou comme cette bûche dans l’âtre.
Des baleines fixaient le bustier contre ses côtes, agressaient sa peau pour faire rentrer le moindre défaut, la moindre courbe plaquée, tirée, enfoncée.
Modelée ainsi, elle cachait également les défauts de son visage. Trouvant cela fastidieux, quand elle pensait à la peau quasi parfaite, - lisse, dans son souvenir - du garçon pour qui elle faisait tout cela.
Même perchée, engoncée et fardée, elle savait qu’elle n’était pas à sa hauteur. Au propre, au figuré. Elle sentait le regard de tous les garçons dans la rue, ceux portant des plateaux d’huîtres, ceux traînés par une horde d’enfants déchaînés, ceux disparaissant mains dans les poches et nez dans une écharpe et qui allaient au même endroit qu’elle.
Un endroit où toute la marge de sa génération se retrouvait un 31 décembre. Tous ceux qui n’étaient pas casés, pas tellement liés aux autres ou en tout cas pas aux bons.
Pas à ceux qui organisaient de grandes soirées dans ces appartements des grands boulevards aux vitres constamment illuminées.
Pas à ceux qui vous convieraient jusque dans leur propre famille.
Pas à leur propre famille.
Pierre serait là. Elle avait reçu un message écrit, assez laconique. Alors elle avait joué le tout pour le tout, c’était ce soir ou jamais. Elle sentait qu’elle n’aurait pas de seconde chance. Que cette invitation était comme une faille dans le système bien rodé du jeune homme.
Elle sortit place de la Bourse, appliquant pas à pas une démarche assurée au sol détrempé. Evitant soigneusement feuilles mortes et débris. Evitant le regard de deux ou trois SDF lui rappelant l’épisode du métro.
Son sac plaqué contre son corps, jamais elle ne s’en départirait plus, même si ce soir, l’ordinateur prodigue était resté au chaud sur son lit, elle passa entre deux vigiles qui ne la regardèrent même pas. Elle avait été repérée depuis qu’elle avait tourné au coin de la rue.
Sa robe, ses talons, et ses deux yeux bleus soulignés par un noir inratable.
Même à 200 mètres.
Impossible pour eux de reconnaître la gamine qui venait traîner au même endroit à son arrivée à Paris. Celle qu’ils retenaient pendant de longues minutes pour effectuer une étude comparative de sa carte d’identité et des traits de son visage.
Le nuage de fumée traversé, elle était enfin dans l’antre des musiques actuelles, un de ces bars boîtes ne payant pas de mine mais renfermant soir après soir toute la vigueur des mouvances pop-rock-électro nationales.
Elle s’arrêta d’abord au bar pour se donner du courage et avala à la suite trois shots de vodka mélangés à des parfums trop sucrés.
 Plus féminine que jamais, elle se sentait en fait comme un guerrier, le regard prêt à transpercer toute personne osant la dévisager qui ne serait pas Pierre.
Intuitivement, mais aussi parce qu’elle connaissait les lieux jusqu’au moindre siège défoncé, elle savait où le trouver. Elle le sentait capable d’attendre, immobile, pendant des heures, sans laisser transparaître le moindre ennui, le moindre agacement.
Son fantasme, rendu obligatoire par le mutisme du garçon, était devenu sa réalité, sa vérité.
Frôlant trois ou quatre couples enlacés sur une musique peu dédiée, Jude se dirigeait vers les voûtes.
Même si elle était encore loin, même si n’importe qui pouvait traverser son angle de vue dans un geste inconsidéré, elle sentait peser sur elle le poids du regard de son rendez-vous.
Aussi efficacement que s’il avait lancé un grappin, dès qu’il l’eut repérée, elle ne pouvait dévier, ou chercher ailleurs ; elle allait droit sur lui.
Pas de bonsoir, juste un sourire en coin pour lui, répondant à un sourire plein et engageant, son sourire à elle.
Tu as bu ?
A l’instant.
Qu’est-ce que tu veux maintenant ?
La nuit est à nous, non ?

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