samedi 26 novembre 2011

Instant Karma


Il y a de ces journées que tu attends depuis tant de temps que tant pis, tu ne te souviens plus quand.
Ce qui compte c'est l'avant. Aller de. Et l'attente aussi, un peu.

Alors ce matin, j'ai pris mon petit déj' en lisant les crédits de l'album, en souriant, et je me suis barrée au bureau le disque sous le bras. C'est d'ailleurs la première chose que j'ai faite : l'enfourner dans mon ordi et l'écouter. En boucle.

Ce soir j'allais voir pour la troisième fois les Shaka Ponk en concert, mais ce soir ça allait être le concert de leur vie. Sans exagération.

J'aime être là dans ces moments là, et surtout, j'allais être accompagnée de deux des personnes que je préfère au monde en ce moment. Des gens qui partagent le même amour que moi. La même passion. Pas des rabats-joie. Pas des blasés. Juste des gens qui aiment, qui assument et qui assistent.

Alors oui, ce matin j'étais guillerette. Gonflée à bloc. Et puis est arrivée la pause déjeuner.

Je suis descendue m'acheter un sandwich pour le soir, pour faire le plein de mangé avant de suer comme un veau au Zénith.

Alors que ça allait être mon tour de commander, un grand monsieur noir et baraqué est sorti des cuisines de chez Paul, au bout de ses bras, deux petits morceaux de viande de 7 et 8 ans. Des gamins sales, qui tenaient, pour l'un, un papier chiffonné et pour l'autre, un billet froissé, dans les mains. Ils se regardaient, pleins de terreur, comme pris dans les phares d'une voiture. L'autre les tenait par la peau du cou.

La dame me demande ce que je veux, je dis "to-to-tomate mozzarella".

Le type les jette en plein milieu de l'allée du centre commercial.

"Pain aux olives ou pain brioché ?"

"Aux... o... olives."

Il les tabasse à coups de poings, de gifles...

"Pardon j'ai pas entendu."

Puis il les jette au loin à nouveau et finit par défoncer le coccyx de l'un à coup de pied. 

"Ca fera 4 €"

Je récupère ma monnaie en trébuchant, moi aussi, la bouche ouverte comme un merlu, transie de froid tout à coup. 

J'entends vaguement les plaintes de la clientèle féminine derrière moi, et le malabar qui se défend.

Je vais me sentir mal. 

Je revois les images du passage à tabac des gosses et la seule chose qui me vient, la seule pensée cohérente est : "Tiens, il a la même manière de frapper que mon père."

J'enfourne le sandwich dans mon sac, j'erre dans les étages. Je sais où je veux aller mais plus vraiment comment y aller. Je finis par y être. J'achète une toupie à mon neveu. Je demande un papier cadeau. Je laisse des pièces dans la boîte. J'emporte le sac.

Je repasse à l'endroit de l'empoignade. Je tremble un peu.

Je me dis "pense à ce soir". 

Ce soir tu seras bien. Ce soir tu seras avec les gens que tu aimes. Les gens que tu admires. Et le garçon que tu idolâtres. 

Je n'ai pas réussi à penser à ça. A tout ça. Avant d'y être vraiment. Les deux pieds sur ma rangée, au Zénith. Devant un des shows les plus élaborés - et réussi, qu'il m'ait été donné de voir. Emouvant, drôle, parfait. Merveilleux, en somme. 

Devant ma statue grecque vivante que je n'ai pas réussi à lâcher des yeux avant longtemps, je me disais que j'étais au paradis.

De la musique. Des amis. Du désir pour le plus beau garçon de l'assemblée - du monde ?

Je ne pensais plus aux petits garçons. 

Et puis Bertrand Cantat est arrivé.

Je ne sais plus qui, autour de moi, a dit "il est venu..." avec un air plein de nostalgie, de reconnaissance et d'émerveillement. Comme si le père longtemps absent avait décidé de revenir passer les fêtes en famille.

Qu'est-ce qu'on fait dans ces moments là ? On lui demande pas pourquoi il s'est cassé. On lui reproche pas ses conneries. 

On profite. On lève les bras. Et on prend ce qu'il a à donner. 

Alors, j'ai séparé l'homme de l'artiste, j'ai été époumonée. 
Je me suis pris un Instant Karma dans la gueule.

You better get yourself together
Pretty soon you're gonna be dead
What in the world you thinking of
Laughing in the face of love
What on earth you tryin' to do
It's up to you, yeah you

Shaka Ponk est un groupe adepte du Do it yourself. Ce que je suis à 100% aussi - j'en suis arrivée là grâce et malgré moi. Je pense que je n'aimerais pas autant ce groupe si je n'adhérais pas à cette philosophie commune.

Ils ont réussi à créer une telle locomotive de "bon" de "bien" et de "fucking great" qu'ils arrivent à traîner derrière eux des épaves et à les retaper en deux chansons. A me faire revoir la vie en spectre coloré quand tout espoir avait abandonné ma carcasse l'après-midi même.

Alors merci eux, merci vous, merci toi. Time really does fly with you.

mercredi 23 novembre 2011

We can make you understand

...To the great and the petrified
We all fall down
To the slaves and the civilized
We all fall down...


Si les gens se rendent compte de nos moments de faiblesse (les pleurs, la dépression, les idées noires sont difficiles à dissimuler), ils ne réalisent pas toujours à quel point on peut être forts parfois.
Parce qu'être la personne qui va de l'avant et essaye de traîner tout le monde derrière elle a trop souvent été mon rôle, et trop souvent assimilé à celui de la méchante.
Parce que prendre des décisions c'est so not hype.

Je suis issue d'une génération où on laisse traîner les choses en se disant qu'elles finiront bien par se régler toutes seules, et peu importe qui on laisse sur le carreau en chemin. 

Cette lâcheté ambiante m'a toujours agacé, moi qui suis plutôt radicale. Trop honnête. Trop directe.

Samedi soir, j'ai rencontré un garçon - qui n'était pas un garçon très fiable, ou très bien, mais qui était beau. 
Alors non, ce n'est pas une alloveragain redite de mes années noires, non. Ce garçon est aussi rapidement entré dans ma vie qu'il en est sorti, and that's a spoiler. 

Quand j'ai demandé à ce garçon pourquoi il était dans cette boîte, il m'a répondu "pour le sexe", quand il m'a demandé pourquoi moi j'étais là, je lui ai dit "pour que mes deux potes se choppent", quand il est allé les voir pour leur dire de se dépêcher un peu et que je lui ai dit "mais pourquoi t'as fait ça" il a répondu "à cause de l'alcool.". Quand je lui ai dit que ma copine ne finirait pas avec son copain, il s'est juste barré. Sans se retourner.

J'ai eu avec ce garçon la relation la plus honnête que j'aie jamais eu. Ca peut paraître triste. Johnson sur le bas côté des relations humaines une fois de plus, et bla et bla... mais ça m'a bizarrement réconforté de savoir que ça existait. Toujours.

Un garçon beau, intelligent, drôle, qui dit la vérité. 
In vino veritas, certes. Mais jusqu'ici j'avais connu des losers collant qui s'inventaient des vies en sonnant faux, des casanova des bacs à sable, des loups déguisés en agneaux. Là, j'ai juste rencontré un type qui est allé droit au but, et mon dieu que ça m'a fait du bien dans ce monde d'atermoiements constants.

Car ma vie c'est négocier toujours sur des détails, désamorcer les idées à la con de mes boss, rentrer dans la psychologie torturée de ma correctrice pour lui soutirer mes 4eme de couvertures alors qu'elle pèse le pour et le contre pour chaque mot, tenter de concilier des mondes inconciliables. Tout cela est très fatigant. 

Donc oui, quand je vois une larve qui a toutes les capacités pour être un papillon j'ai envie de lui dire "mais à quoi tu sers dans cet état là", je suis un peu trop nazie à mon goût dans ma vie perso en ce moment, parce que je suis trop consensuelle au bureau. Je ne supporte plus les gens qui regardent passer leur vie comme des vaches dans un champ. Et, là, la plupart penseraient très fort à "mais alors pourquoi tu fais rien de ta vie sentimentale" et je répliquerai que justement, le premier venu serait le compromis, le renoncement, le "ok, life, t'as gagné, je vais me ranger avec bobonne et lui faire deux enfants et un golden retriever". 

Je ne veux pas de quelque chose qui ne compte pas.

samedi 19 novembre 2011

7

[Bon en avant pour cette dernière note, comme je le disais ailleurs, cette "chose" n'a jamais été finie, bien sûr, il y a une dizaine de pages derrière, que je pourrai filer aux plus motivés, mais rien que je ne sois certaine de garder, ce dont je suis sûre s'arrête ici][et bientôt, reprise de l'activité normale...]

Une jeune professeure était en route pour leur salle de classe principale. Celle où ils devaient avoir cours sans trop savoir sur quoi. Toutes les têtes de leur promo se collèrent aux vitres, suivant le passage de cette blonde à la trentaine glorieuse, les garçons pour des raisons évidentes, les filles parce qu’elles étaient particulièrement inquiètes de voir cette enseignante trimballer une trentaine de blouses blanches dans ses bras. 
On entendit quelques « What the fuck » résonner.
Peut-être même que l’un d’eux provenait de la jolie bouche de Jude.
La main de Pierre l’encouragea à avancer. Sauf qu’elle ne voulait pas. Comme un mauvais pressentiment s’insinuait et même le contact entre eux ne le calmait pas.
Elle se détourna de lui et jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, le jeune homme semblait complètement se désintéresser d’elle, en fait, elle comprit que son geste n’avait pour but que de la pousser de son chemin.
Jude le regardait emboiter le pas à la nouvelle prof, hébétée.
Son malaise grandit jusqu’à la tromper, elle cru à une soudaine envie d’aller aux toilettes mais lorsqu’elle fut sur place, rien.
Au lieu de s’enfermer dans une des cabines puantes et tagguées elle se regarda fermement dans le miroir. Et cela dura, dura, dura. Les chiffres de sa montre numérique se succédaient mais elle les voyait à l’envers. Il lui fallut de l’eau glacée en abondance pour se sortir de cette torpeur. Ca et l’impression envahissante que Pierre était en pleine détresse.
Idée folle. Pour Jude, il était inconcevable qu’un type comme lui puisse atteindre un quelconque degré de perdition.
Cependant elle marcha à sa rencontre, et entra en plein cours. Ne portant pas plus d’intérêt que ça à la voix qui sonnait comme un clairon en lui disant :
         _ Andrews, je présume, la dernière sur la liste... Prenez donc une blouse et choisissez un coéquipier.
La jeune fille ne bougea pas, pour toute réponse elle grimaça à l’impétueuse. Une odeur de mort emplissait la salle… Et Jude n’avait qu’à baisser les yeux pour en connaître la cause. Quelques souris blanches et un rat étaient figés, étalés sur la paillasse de fortune incarnée par le bureau du professeur.
Sans respirer, le cœur battant dans les tempes, elle rejoignit une grande silhouette appuyée sur le rebord de la fenêtre, le dos tourné à l’assemblée.
Quand elle posa sa main sur son omoplate elle le sentit émettre un léger gémissement.
La tête de Pierre se baissa et disparut pratiquement à la vue de tous. Il tremblait.
C’est un instant, un instant dans cette suite de petits événements qui a fait sens dans l’esprit de Jude.
Instinctivement. Comme si elle l’avait déjà fait, se cachant des autres derrière la stature de son ami, elle dégagea ses cheveux de son cou.
Elle sentait le regard de Pierre sans oser le croiser. De peur d’y voir l’étincelle qui mettrait le feu à leur relation.
         _ Fais-le, ça ira mieux.
Comme elle passait une main sous sa blouse pour rapprocher leurs deux corps, il grogna de plus belle, luttant intérieurement.
Le brouhaha de la classe dissimulait les sons et les actes du couple. Tous les élèves avaient à présent ouvert leur souris respectives en deux. Cela empirait grandement les choses, il fallait qu’il la choisisse elle plutôt que le reste de la promotion.
Elle se serra tout contre lui et attendit, forcément crispée.
Puis elle sentit des mèches folles venir lui caresser les joues, un souffle, des lèvres contre son cou.
1… 2… 3…
La douleur était plus cuisante qu’elle ne l’aurait pensée. Mais comment s’imaginer que le type bizarre avec qui elle jouait un chassé-croisé plein de promiscuité aurait besoin, un jour, de s’abreuver à une de ses veines.
Ce n’était pas un déchirement, c’était plutôt chirurgical, ce qui ne veut pas dire indolore. Ici, aucun anesthésiant. Seulement l’adrénaline. Et cela était loin de suffire quand trois centimètres d’émail débarquent sans prévenir dans la partie la plus fine et sensible de votre corps.
Jude fit le rapprochement un peu facile entre l’acte sexuel et ce qu’elle était entrain de vivre, surtout lorsqu’elle se sentit s’habituer à la pression des lèvres, les sentant presque plus que les canines, et que la fuite de son propre sang vers un corps étranger la fit doucement vaciller.
Comme ces alpinistes pris au piège dans des trous de glace, elle sentit le froid l’envahir, le calme faire place, son cœur ralentir. Les survivants qui se sentent partir luttent pour ne pas s’endormir. C’est pourquoi Juliannah avait les yeux écarquillés ne voyant rien de bien passionnant à part quelques épis de blond parsemant un plafond en contreplaqué. Ou bien était-ce du bois ?
Juliannah pensait aux enfants qu’elle n’avait jamais voulus. Elle aurait presque pu rire de ne toujours pas en vouloir, alors au seuil de la mort.
La mort.
Le mot était prononcé mentalement.
Viscéralement, il prenait une place dans tout l’être de la jeune fille. Cherchant à chasser les bribes de vie, de chaleur et toute trace éventuelle de lutte, de résistance.
Elle savait qu’il allait trop loin. Ce n’était pas son intention de se suicider en pleine classe, encore moins dans les bras d’un garçon qu’elle aimait sans doute un peu trop et qu’on accuserait sûrement d’un meurtre pas si évident.
Pour cela, et seulement à ce moment, elle réussit à faire rouler sa nuque de l’emprise de son amant.
Le nouveau grognement – mais cette fois de mécontentement – de Pierre fut étouffé par la peau de Jude qui, dans un murmure rauque émit un mot qui ressemblait à « Stop ».
C’est presque à regret que l’invasion s’arrêta, et Jude était dans un état proche de celui d’un junky en plein rush.
Sa tête ne se tenait plus toute seule et atterrit dans les deux mains du jeune homme ; elle s’y logeait parfaitement.
Ayant retrouvé toute sa vigueur, et plus encore, Pierre émit un « Oh non », dont toute la classe profita.
Vif, de par sa nature, celle-là même qui ne saurait être dévoilée, il balaya la pièce du regard, lançant à l’assemblée que Jude s’était évanoui.
Quelques rires fusèrent. Beaucoup comprenaient mais se taisaient. Une souris ça a beau être petit, la découper c’est impressionnant.
Les filles trouvèrent Saint-Just d’une force princière lorsqu’il souleva sa camarade et la transporta en deux pas hors de la salle. Les garçons le trouvèrent un peu over-dramatique dans sa démarche et son empressement. Les deux groupes reprirent pourtant quasi instantanément leurs petites affaires, laissant ces deux personnages aux leurs, qui, manifestement n’avaient rien en commun.

Folle. Folle.
C’est le mot que les dents maintenant rétractées de Pierre Saint-Just laissaient filer.
Jude, elle, se contenta d’étirer un sourire et de dire « pas l’hôpital ».
Outre l’explication plus que douteuse que les jeunes gens auraient dû fournir, Pierre savait. Il savait qu’elle était AB- bien avant d’avoir pu la goûter. Son odeur était différente depuis le départ. Depuis le métro. Le groupe sanguin le plus rare, qui ne peut recevoir de don que de son propre groupe : le serpent qui se mord la queue.
Peu de gens ont le souvenir d’avoir vu ce jour-là un élégant garçon en blouse blanche transporter ce qui ressemblait vaguement à un cadavre d’un bout à l’autre d’une avenue de Paris.
Pourtant, c’est à pieds qu’il l’amena chez lui. Chez eux. C’est du bout de ses bras qu’il la laissa rouler sur le lit. La plaie à son cou déjà refermée. Propriété antiseptique de la morsure du vampire oblige.
Vampire.
Pierre Saint-Just n’avait plus pensé à lui de la sorte depuis des années.
Comme un humain ne réfléchit sans doute que rarement à son statut racial.
Comment cette petite chose de 22 ans avait-elle pu deviner son mal ? Le ressentir… et savoir quoi faire.
C’est alors qu’il se rappela.
« Juliannah Andrews, elle nous pose problème et elle ne devrait pas. Débrouille-toi comme tu veux, Saint-Just, débrouille-toi mais découvre ce qu’elle sait, et agis en conséquences. »
Alors Pierre Saint-Just avait obéi, pouvait il en être autrement ? Il avait intercepté le sac de la jeune fille dès leur première rencontre.
Une chance.
Lorsqu’il avait fouillé en un temps record ses fichiers et ses écrits, il était bien vite tombé sur ce qui causait tant de trouble à ceux qui étaient plus hauts placés que lui encore.
Une ébauche de roman. Pas mauvais. Reprenant les mythes les moins éculés sur sa race, un roman… Il n’y avait pas de doute, Pierre le savait, le sentait, personne ne prendrait jamais ces mots au sérieux. Tout au plus servirait il à un divertissement participant au folklore vampirique : leur meilleur atout. Car lorsque l’on guettait une créature à l’œil bigarré intolérant à l’ail ne se reflétant pas, on passait systématiquement à côté des vrais.
Et pourtant ils étaient partout. Les Arts, les finances, le crime, bien entendu… mais plus la politique. Plus depuis la révolution. Car s’il est vrai qu’une guillotine viendrait à bout de n’importe quel humain, les vampires n’avaient pas échappé à la règle. Comment non-vivre sans tête ?
La décapitation restait le moyen principal d’en venir à bout.
Les Anciens avaient surtout peur de ces petites fourmis perspicaces qui établissaient sur leurs tableurs des listings interminables de supposées créatures de la nuit. Juliannah avait été repérée, à cause des recherches assez poussées qu’elle avait menées sur le net (où l’impunité est une légende urbaine).
         _ Jude, si tu t’endors, tu meures.
         _ Je ferme juste les yeux…
         _ Je te l’interdis.
Sauf que : sans conscience, son pouvoir de fascination sur elle n’avait aucune prise, et il avait beau l’invectiver, elle ne pouvait plus lui répondre.
Il tenait à elle, oui, mais à aucun moment il ne pensa à lui injecter son propre sang dans les veines. Ce qui l’aurait tuée, certes, mais aussi sauvée.
A chaque fois qu’il la réveillait, elle entrouvrait des yeux presque sans chaleur.
Il l’enterra sous des couvertures, la secoua de temps en temps, et pensa à appeler quelqu’un. Seulement en 10 ans de vague à l’âme, il avait perdu de vue la plupart de ses amis, et en 10 ans, les téléphones portables étaient apparus, Internet s’était développé, mais les télécommunications entre vampires : non.
La méfiance prévalait en ces années où la vie privée n’était plus qu’une notion approximative.
Chacun pour soi.
Il regarda Jude, qui n’avait pas agit pour elle-même, il réalisa que c’était elle qu’il voulait appeler.
L’embrasser n’était pas une tentative de sauvetage de conte de fée, c’était une manière de se rassurer, de sentir qu’elle pouvait encore répondre.
Pour la première fois depuis des dizaines d’années, Pierre s’enfonça dans le désarroi, sa figure sans rides nichée au creux du cou de la jeune fille.
Il n’avait pas le droit de s’endormir, mais n’avait tout simplement pas la force d’assister au combat de Jude.

C’est un contact sec mais doux qui le tira de sa stupeur, les heures avaient défilées. Il crut qu’il avait rêvé et hésita à ouvrir les yeux.
Des doigts se mirent à parcourir ses cheveux hirsutes, beaucoup trop longs pour des cheveux courts.
Un sourire faible l’accueillit. Ils avaient beau être nez à nez, il dut toucher ses lèvres pour s’assurer qu’elles n’étaient pas froides. La couleur avait déguerpi.
Aucune question ne fusa de sa part, mais il savait pertinemment que l’heure était aux explications.

vendredi 18 novembre 2011

6


Souhaiterais-tu découvrir la partie habitable à l’année de mon jardin secret ?
Je ne suis pas très sûre…
C’était la deuxième fois qu’elle émettait des doutes. Qu’elle s’opposait à sa volonté. Et c’était une chose inacceptable. Il fallait y remédier.
         C’est à deux pas. Je te fais visiter et tu es libre.
Pour la première fois, Jude parvint à capter son instinct à travers les ondes envahissantes de l’aura de son interlocuteur.
         Non.
         Non ?
         Non...
         Mais…
Et sans demander son reste, Jude se retourna. Apparemment on ne disait pas « non » à un Saint-Just
         Il faut pourtant que je te montre quelque chose.
         On se voit demain, Pierre.
         Mais…
Il la rattrapa.
         Jude, je te le demande.
         Si tu me fais une demande, j’ai le droit de t’en faire une en retour.
De déstabilisation en déstabilisation, elle avait réussi à le cerner.
         Soit.
         Pourquoi ? Et tâche d’être précis.
Elle connaissait parfaitement son irritabilité lorsqu’il était questionné – c’était la seule facette de sa personnalité qu’elle maîtrisait assez pour en jouer.
Saint-Just la dépassa, un « Parfait ! » s’échappa de ses lèvres serrées et, le regard noir, il s’engouffra boulevard Saint Michel. Bientôt il était à 100 mètres, et Jude restait plantée là, subissant les affres d’avoir contrarié son autre. Sans se donner plus de raison, elle fonça sur les pas du garçon, tentant malgré sa petite forme d’arriver à sa hauteur.
Lorsqu’elle réussit à le rejoindre, il l’accueillit avec un sourire narquois. Il était appuyé contre une porte en bois. Elle eut l’envie brutale de rebrousser chemin : jamais elle n’avait voulu se retrouver là.
         Pierre ! J’ai détesté te voir partir comme ça. Tu me dois une réponse !
         Bon, je te préviens, je ne peux pas te faire visiter… je ne m’attendais pas à te voir, et rien n’est en état… mais le salon est assez grand pour qu’on y tienne.
Avec un nom et une adresse pareille, il devait forcément avoir plus qu’un studio. Jude se laissa pousser dans une succession d’escaliers. Pas de marbre. Pas de tapisseries. Juste du bois semblant précieux, mais elle n’aurait pu en jurer.
Il la fit entrer, d’abord un vestibule meublé avec des tables et des comptoirs supportant des objets sans aucune utilité. Des œuvres design pour la plupart.
Une première pièce ne servant à rien et faisant à peu près la taille de l’appartement de Jude.
Puis le fameux « salon », qui équivalait en surface à un petit amphithéâtre de La Sorbonne.
         Mon dieu. J’ai l’impression d’être une tâche.
Il rit de bon cœur et la poussa dans une causeuse, s’affalant à ses côtés.
Mais non. On s’y habitue vite.
Et je dis quoi si je croise tes parents ?
Le rire se transforma en un quasi-étouffement et il mit plusieurs minutes à s’en remettre.
         Aucune chance. Vraiment. On est chez moi ici.
Jude se dit qu’il avait sans doute hérité, mais l’hilarité du garçon semblait en désaccord avec cette thèse.
         Tu voulais me montrer quelque chose ?
Il ne répondit pas et se contenta de la dévisager avec des yeux pleins d’une sorte d’appétit qu’elle ne leur connaissait pas.
         Je voudrais qu’on se mette d’accord.
         Sur ?
         Sur le fait que ce ne soit ni toi, ni moi qui avons influé en quoi que ce soit sur la sélection de cette classe.
         Comment l’aurais-je fait ?
         Ce n’est pas moi non plus… Je n’avais aucune idée de ta présence jusqu’à ce matin. Et tu peux me croire, je me laisse rarement surprendre.
         Donc tu veux trouver un arrangement pour que je quitte la promotion ?
Il la jaugea un instant, essayant de déterminer à quel point elle était sérieuse.
         Jamais je ne ferai une chose pareille.
         Je te crois. Mais qu’est-ce que tu veux alors ?
         Ton aide.
         Pas en math, j’espère.
         Non. Je pense exceller dans à peu près tout ce qu’on nous proposera, ce n’est pas le problème. Mais… J’ai des obligations en dehors de la Fac. Du genre inévitable.
         Comme conduire le métro ?
Il parut décontenancé.
         Ce sont des inconvénients qui peuvent arriver. Mais s’il te plaît, arrête ces questions.
         Ok.
         Bien. Je… je vais devoir m’absenter parfois, n’être là que le matin, par exemple, il faudrait que tu me couvres. Auprès des profs, des autres, de l’administration.
         En gros, tu me proposes que nous soyons amis.
Cette idée parut faire sens d’un coup d’un seul dans la tête du jeune homme et il approuva longuement.
         Bien sûr, j’essaierai de te rendre la vie plus facile quand je le pourrais à mon tour.
         Bien sûr...

jeudi 17 novembre 2011

5

 Et on repart en avant... (suite chronologique du 1) :

Elle ne croyait pas aux coïncidences, encore moins au destin – pas plus à la colère de voir un ex débarquer du néant.
Ce n’était pas son ex. C’était juste ce type. Affolant mais qui ne l’avait jamais rendue folle, ni malheureuse. Un garçon beau comme un dieu, galant comme un diable, qui apparaissait et disparaissait à sa guise et dont la présence ne permettait aucune question.
Jude –d’un coup, elle était redevenue Jude- fixa le tableau comme s’il était la plus passionnante pièce de la création (alors qu’en fait, celle-ci se trouvait certainement à ses côtés). Peu importe ce que disait le professeur, sauf quand il commença à vouloir faire le tour des curriculums de toute son assemblée.
A ce moment précis, elle trembla. Plus pour ce qu’allait dire son voisin que pour son propre discours.
Mais ils étaient au centre de la pièce, et par conséquence pas les premiers à prendre la parole.
Une fille encore plus blonde que Pierre étala son parcours, de grandes écoles en stages de luxe, le professeur, dans un sourire entendu releva le nom de famille en demandant « la fille de… ? » qui se vit récompensé d’une réponse affirmative.
Lorsque la vague arriva derrière eux, les deux du milieu, elle le regarda en panique, cherchant une réponse à qui s’élancerait en premier. Il ouvrit juste la main en signe de retrait.
Elle balbutia son nom mais reprit de sa superbe au moment de lister son parcours, loin d’être chaotique, mais tellement différent des autres. Elle se trouvait dans une situation critique : soit elle s’imposait comme unique, orientait ses différences comme sa force et s’appliquait un masque de rareté, soit elle plongeait dans la lie marginale d’une classe possédant déjà ses codes. D’un coup, la présence incongrue de Pierre à ses côtés lui parue comme anecdotique, et elle l’oublia vite.
Le flot de ses paroles résonna longtemps après qu’elle eut fermé la bouche, un silence d’or s’était établi après les deux premières phrases, elle s’était assise sur un trône tout en haut d’une tour d’ébène.
Des mots simples et droits, une confiance en elle rayonnante, cela suffisait aux yeux de l’auditoire… pour l’instant.
A peine calmée de sa prestation, le souvenir de celle à venir la frappa.
Elle se plaça de trois-quarts pour observer son voisin entre deux mèches de cheveux.
Il resta dans une position décontractée sans pour autant paraître provocant, ses yeux s’ouvrirent grand pour épouser ceux de son interlocuteur principal. Une autoroute les liait à ceux du professeur.
         Pierre Saint-Just…
         … révolutionnaire !
Il n'y a que ceux qui sont dans les batailles qui gagnent.
         Vous devez avoir l’habitude des remarques sur votre nom, mais cela m’intéresserait de connaître sa provenance.
         Moi également. Malheureusement, je suis le dernier de ma lignée, et personne n’est en mesure de répondre à nos questions.
         Le ton était ferme et mettait fin à toute réplique.
         Dîtes moi d’où vous venez, vous, cela nous suffira.
         Un pur produit de Paris ayant poursuivi des études littéraires fort peu passionnantes et qui espère trouver la lumière ici, enfin.
Malgré l’abondance de détails qui avaient fusés sur les vies professionnelles des membres de cette classe, la réponse laconique du voisin de Jude semblait combler l’inquisiteur.
Deux sourires discrets entre l’étudiant et l’enseignant (bien que les rôles semblaient confus) plus tard, la ronde reprit son cours. Avec plus d’hésitations, et quelques regards curieux envers cet énergumène à la voix grave.
Puis une pause fut décidée à l’unanimité.
Pierre se leva naturellement, et n’évita pas le regard de sa voisine.
Il passa une écharpe, histoire de lui faire comprendre qu’il comptait sortir, ce à quoi elle répondit en emportant sa veste.
Après avoir parcouru une moitié de couloir côte à côte, Jude céda à la pression du silence :
         Tu n’es manifestement pas conducteur de métro.
Il eut un petit rire qu’elle ne lui connaissait pas. Un rire qu’elle enregistra en pensant qu’elle ferait tout son possible pour lui soutirer de nouveau.
         Je suis étudiant, tout comme toi.
Posés contre un pilier, ils se regardaient comme des amis qui n’avaient pas besoin de paroles.
Elle s’attendait à ce qu’il fume, mais rien.
         Je suis aussi surpris que tu l’es, je t’assure.
Sans savoir si elle le croyait, ils reprirent leur lente marche synchronisée, étonnante à voir ; on pouvait, en effet, supposer que Jude faisait deux pas quand il n’en avait qu’un à faire.
Déjà, tous les regards étaient sur eux, et plus tard, lorsque Jude se rendit dans le lieu où les langues se délient – les toilettes des filles – elle fut assaillie de questions : « Saint-Just, c’est ton frère ? » - « Le grand blond, tu le connaissais avant ? » - « Vous êtes ensembles ? ». Ce à quoi elle répondit « Non, jusqu’à preuve du contraire » - « Vaguement » - « … ». Elle claqua la porte sans avoir l’air de le faire, et retourna à sa place.


mercredi 16 novembre 2011

4


Le voir ce soir là c’était ne pas avoir froid en décembre.
C’était hors saison. 
Et pourtant elle était harnachée comme lors de tous ces grands soirs où elle avait encore l’âge d’être habillée par sa mère. Une robe qui gratte, mal ajustée, endimanchée, à montrer à toute la famille.
Cet accoutrement avait laissé place à un costume de femme. Des talons de 8 centimètres à bout rond. Toujours. Une robe rouge. Parée comme un sapin. Ou comme cette bûche dans l’âtre.
Des baleines fixaient le bustier contre ses côtes, agressaient sa peau pour faire rentrer le moindre défaut, la moindre courbe plaquée, tirée, enfoncée.
Modelée ainsi, elle cachait également les défauts de son visage. Trouvant cela fastidieux, quand elle pensait à la peau quasi parfaite, - lisse, dans son souvenir - du garçon pour qui elle faisait tout cela.
Même perchée, engoncée et fardée, elle savait qu’elle n’était pas à sa hauteur. Au propre, au figuré. Elle sentait le regard de tous les garçons dans la rue, ceux portant des plateaux d’huîtres, ceux traînés par une horde d’enfants déchaînés, ceux disparaissant mains dans les poches et nez dans une écharpe et qui allaient au même endroit qu’elle.
Un endroit où toute la marge de sa génération se retrouvait un 31 décembre. Tous ceux qui n’étaient pas casés, pas tellement liés aux autres ou en tout cas pas aux bons.
Pas à ceux qui organisaient de grandes soirées dans ces appartements des grands boulevards aux vitres constamment illuminées.
Pas à ceux qui vous convieraient jusque dans leur propre famille.
Pas à leur propre famille.
Pierre serait là. Elle avait reçu un message écrit, assez laconique. Alors elle avait joué le tout pour le tout, c’était ce soir ou jamais. Elle sentait qu’elle n’aurait pas de seconde chance. Que cette invitation était comme une faille dans le système bien rodé du jeune homme.
Elle sortit place de la Bourse, appliquant pas à pas une démarche assurée au sol détrempé. Evitant soigneusement feuilles mortes et débris. Evitant le regard de deux ou trois SDF lui rappelant l’épisode du métro.
Son sac plaqué contre son corps, jamais elle ne s’en départirait plus, même si ce soir, l’ordinateur prodigue était resté au chaud sur son lit, elle passa entre deux vigiles qui ne la regardèrent même pas. Elle avait été repérée depuis qu’elle avait tourné au coin de la rue.
Sa robe, ses talons, et ses deux yeux bleus soulignés par un noir inratable.
Même à 200 mètres.
Impossible pour eux de reconnaître la gamine qui venait traîner au même endroit à son arrivée à Paris. Celle qu’ils retenaient pendant de longues minutes pour effectuer une étude comparative de sa carte d’identité et des traits de son visage.
Le nuage de fumée traversé, elle était enfin dans l’antre des musiques actuelles, un de ces bars boîtes ne payant pas de mine mais renfermant soir après soir toute la vigueur des mouvances pop-rock-électro nationales.
Elle s’arrêta d’abord au bar pour se donner du courage et avala à la suite trois shots de vodka mélangés à des parfums trop sucrés.
 Plus féminine que jamais, elle se sentait en fait comme un guerrier, le regard prêt à transpercer toute personne osant la dévisager qui ne serait pas Pierre.
Intuitivement, mais aussi parce qu’elle connaissait les lieux jusqu’au moindre siège défoncé, elle savait où le trouver. Elle le sentait capable d’attendre, immobile, pendant des heures, sans laisser transparaître le moindre ennui, le moindre agacement.
Son fantasme, rendu obligatoire par le mutisme du garçon, était devenu sa réalité, sa vérité.
Frôlant trois ou quatre couples enlacés sur une musique peu dédiée, Jude se dirigeait vers les voûtes.
Même si elle était encore loin, même si n’importe qui pouvait traverser son angle de vue dans un geste inconsidéré, elle sentait peser sur elle le poids du regard de son rendez-vous.
Aussi efficacement que s’il avait lancé un grappin, dès qu’il l’eut repérée, elle ne pouvait dévier, ou chercher ailleurs ; elle allait droit sur lui.
Pas de bonsoir, juste un sourire en coin pour lui, répondant à un sourire plein et engageant, son sourire à elle.
Tu as bu ?
A l’instant.
Qu’est-ce que tu veux maintenant ?
La nuit est à nous, non ?

mardi 15 novembre 2011

3

 Note de moi : nous allons donc une nouvelle fois à rebours par rapport aux notes précédente, et je viens à avertir le chaland que s'il est allergique à la littérature sentimentale, cette note est tout autant un cul-de-sac pour lui que le décor de l'intrigue l'est pour les personnages.

------------------------------------------------------

Tu n’as rien contre les ruelles sombres ?
La voix du garçon avait déchiré la bulle dans laquelle Jude paressait.
Je te suis.
Mais c’était évident.
Captivée, elle n’arrivait plus à formuler une seule des questions qui avaient germées depuis leur entrevue dans ce bar.
Tout était clair dans cette situation : il avait visiblement perçu la fascination de cette fille pour qui il avait joué le chevalier blanc – une fille plutôt jolie, une fille plutôt discrète, qui ne ferait pas de bruit quand il se lasserait d’elle. Elle lui était redevable, et en une nuit formellement magique, il savait qu’il pouvait en faire ce qu’il voulait.
Ils remontèrent donc une succession de rues, traversèrent des quartiers un peu plus malfamés que celui qu’ils quittaient. La jeune fille, probablement torturée par les étaux qui lui enserraient les pieds, ne laissa rien paraître.
A chaque fois qu’il la sentait vaciller, même de manière infime, il resserrait son bras autour d’elle, et elle s’allégeait, toutes ses sensations se concentraient autour du point de contact entre leurs deux corps.

Il s’arrêta quelque part dans Pigalle, et le brusque changement de rythme fut comme un réveil pour Jude. Juste au dessus d’un célèbre cabaret, Jude et Pierre se regardaient, l’une la tête levée et l’autre légèrement voûté. Il l’invita d’un geste à s’avancer dans le cul-de-sac.
Lui resta en retrait, histoire de profiter de la scène.
Sous les yeux du garçon progressait une héroïne de film noir tout juste colorisé, où régnait les ocres et la sépia.
La nuit n’était qu’une toile du décor et ce minuscule bout de rue : Hollywood.
Les immeubles étaient haussmanniens, à droite un hôtel, à gauche des résidences privées, au fond, une rotonde où trônait la statue d’un grand homme quelconque.
Il en fallait beaucoup pour qu’elle oublie la présence de son cavalier, et c’est ce qu’il lui avait donné en l’amenant là.
Le souffle coupé et les pieds dans les pavés, elle repéra un sphinx qui la regardait avec méfiance, en plissant les yeux.
Jude était accroupie sous un réverbère, essayant de gagner la confiance d’un félin semblant être seul à l’accueil de l’hôtel.
Sa tête ne tournait plus, l’alcool s’était évaporé. Le chat se laissait faire, et vint se frotter contre ses jambes. Après un long moment, elle osa un regard vers le bout de la rue – le monde réel en somme.
         Tu viens ?
A croire qu’il n’attendait qu’une invitation. Les mains dans les poches, il marcha à sa rencontre. Il caressa l’étrange bestiole à son tour et releva Jude en un geste.
         C’est mon jardin secret.
L’amener ici c’était lui dire symboliquement qu’elle n’était pas une passante dans sa vie. Que malgré les non-dits et les questions qui n’avaient pas leur place, malgré le fait qu’ils ne connaissaient rien de factuel l’un sur l’autre, il lui livrait une partie de sa vie. Quelque chose qu’il chérissait et qu’à l’évidence, ils partageaient. Leur entente était sensorielle.
         Tu as froid.
         Non. Pas spécialement. Mais j’aimerais entrer.
L’hôtel. Bien sûr.
Pour la première fois, elle tiqua.
Ca allait beaucoup trop vite.
         Excuse moi, mais…
Il avait senti le sourcillement, la faille dans son réservoir de questions qui allait bientôt craquer et se déverser.
Instinctivement, il la fit taire en se penchant vers ses lèvres, lui laissant tout de même le choix, de s’éloigner ou non. Une hésitation plus tard, il franchit la barrière et appuya sa bouche contre la sienne.
Même pour lui, c’était rapide. Et s’il la connaissait mieux, il tremblait. Pour la première fois depuis plus longtemps que les apparences pouvaient le suggérer.
C’était un baiser au fin fond d’une ruelle à Pigalle, échangé par une étudiante naïve et un joli garçon qu’elle avait rencontré deux fois auparavant. Ils n’avaient passé, en tout, que trois heures ensembles.
Et cela aurait donné le tournis à n’importe quelle étudiante naïve, et cela aurait fait trembler n’importe quel joli garçon.
Lui avait l’habitude qu’on ne résiste pas, ou qu’on ne résiste pas longtemps, mais il sentait la différence, et le lien. Ce lien qui l’avait poussé à lui venir en aide, celui qui l’avait décidé à l’appeler, celui qui l’empêchait de raisonner à présent.
Il savait fort bien ce qui l’attirait chez elle, mais le contraire était impossible.
Elle ne se doutait de rien. Il fallait donc éviter les questions. Toutes les questions.
Et puis de son côté, comme chez beaucoup de filles un peu solitaires, un manque de confiance cancérisait sa vie. Qu’un garçon tombé de nulle part lui ait sauvé la mise et s’intéresse à elle, cela suffisait à lui donner toute foi en lui.
         Allons-y.