mardi 30 août 2016

Pluck up your hearts, since fate still rests our friend




Ce qui est arrivé est très cynique. Absolument injuste. Et incroyablement ironique.
Depuis quelques jours, Facebook me renvoyait les souvenirs d'il y a un an, de la convalescence de Marlowe (autrement connu comme Marlito, Mojito, Maaaarrête d'être dans mes jaaaambes).

Je l'ai regardé avec amour, posé à côté de moi sur le canap (mon lieu de travail), en me disant qu'un an était passé et qu'on était enfin sortis de cette période horrible. Cauchemardesque. Des dettes. De la souffrance. De la peur de se perdre l'un l'autre.

Quand je le fixais trop longtemps il finissait par paresseusement lever la tête et me gratifier d'un "Vrrrou ?" interrogatif. Du genre "qu'est-ce tu me veux ?"
Alors j'abandonnais mon ordi pour aller faire une pause "gratouille derrière les oreilles". Il fermait les yeux d'aise. Je lui murmurais que tant qu'on était ensemble tout irait bien. 

Quand je l'ai embarqué chez le véto et que je l'ai glissé dans son panier, je lui ai promis qu'on partait pour une grande aventure (!)

Quand je l'ai vu pour la dernière fois, dimanche matin, j'ai utilisé la méthode Coué qui ne me ressemble absolument pas et je lui ai promis, en serrant sa petite tête, que "tout allait bien se passer".

Life is shit and then you die.

Ca a été son cas. Il a eu une mort atroce. Ca servait à rien que je demande à sa véto s'il avait souffert. Je me fais pas d'illusion. 
C'était un angoissé de la vie, pour ça on s'était bien trouvés. C'est ce que son doc a dit : "ne culpabilisez pas, s'il était tombé sur qui que ce soit d'autre que vous, il aurait été incompris et mal traité, vous l'imaginez dans une famille avec trois gosses ?"

Oh hell no.

Marlowe était un bébé dans un corps d'adulte qui voulait jouer au grand, rouler des mécaniques maladroitement et garder une espèce de dignité qui ne trompait personne. 

L'hiver, il dormait entre mes jambes, par dessus la couverture, me clouant au lit de ses 5,5 kilos. M'empêchant d'aller où que ce soit.

Les minutes que je passais enfermée dans la petite pièce verrouillée avec la bassine-à-eau-qui-fait-du-bruit-et-où-on-n'a-pas-le-droit-de-boire étaient une torture pour lui. Il hurlait à la mort. Et puis je ressortais, il avait disparu et m'attendait à ma prochaine destination : près du lavabo de la salle de bain.

Son grand amour fut l'eau, il buvait à s'en rendre malade, se couchait sur l'émail humide et jouer à pécher ses jouets dans une grande bassine lors des vagues de chaleur. Parfois les deux pattes dedans.

Quand il y avait du monde à la maison, il faisait son tour de reniflage, se frottait un peu, puis allait toiser ces gens forcément indignes depuis son mirador, en haut de ma bibliothèque.

Seul le bruit des paquets en plastique le faisait descendre de son perchoir. Persuadé qu'il s'agissait de ses croquettes magiques, il accourait et hurlait comme un damné en manque.

Chaque soir, quand je rentrais, il m'accueillait comme si on ne s'était pas vus depuis 3 semaines. En mode chien. Je me roule à tes pieds et je m'accroche à eux. Je te montre mon bide et réclame des caresses, je me roule et agrippe tes chaussures. Le rituel immuable.

Un des meilleurs souvenirs, c'est celui de l'avoir suivi à la découverte du couloir de notre appart. La grande aventure de sa vie.
Tout fier de me protéger dans cette exploration au combien dangereuse, il faisait des ronds autour de moi et des bonds surexcités, se frottant à ma main en se levant de toute son impressionnante hauteur.

Marlowe était un chat pas suffisamment sevré qui s'attaquait avec les dents à tout ce qu'il trouvait, ses câlins finissaient irrémédiablement par des morsures et il nous léchouillait ensuite pour nous signifier "pas pu m'en empêcher, trop tentant, mais c'pas contre toi, hein !"

Il avait des habitudes dégueu, comme venir se délecter de mon haleine au petit matin, ou après mon café. Comme se coincer la tête dans les chaussures de sport de mes colocs. 

J'avais fini par tout lui pardonner.
J'avais fini par croire, avec toutes les frayeurs et les mauvais pas dépassés, qu'il était mon petit survivor et que plus rien ne le terrasserait.

C'est assez tranquillement que je l'ai emmené chez cette nouvelle véto. C'est avec une grande surprise que j'ai accueilli la nouvelle qu'il n'allait pas rentrer avec moi.

Ca m'a pris à rebrousse poil. Mais comme je m'étais habituée à cette idée l'année dernière, quand on avait failli le perdre, je n'ai eu qu'à puiser en moi pour trouver une stabilité. Un état d'entre deux. Une dissociation légère. 

L'état de choc est confortable. Mon pire cauchemar est devenu réalité. Ce n'est pas la première fois que ça m'arrive. C'est même la troisième. On s'habitue à tout.
On est hyper efficace, quand on est en état de choc. Hyper "to the point".

Je refuse les câlins, parce que ça me ferait pleurer. J'accepte la compagnie, parce que ça m'empêche de pleurer. Je m'auto-persuade que statistiquement la roue va tourner. C'est obligé.

Il faut patienter. Le temps est la réponse à tout. 

Il me fera oublier notre vie à tous les deux. La texture de ses poils de chaton, de son pelage d'adulte. Sa truffe toute noire et la tâche sombre sur son palais. Ses yeux changeants. Ses soupirs exaspérés. Ses "Mihihi" fiers quand il rapportait des trophées de chasse. Ses combines pour m'attirer dans la pièce où il souhaitait me voir en hurlant à la mort pour de faux. Ses sauts gigantesques mais à peu presque qui m'ont coûté une arcade sourcilière. Son odeur.

Alors j'en laisse un morceau ici. Et j'irai déposer ses cendres à Deptford Green. A Saint Nicholas Church où repose son illustre homonyme. 

My Marl.


lundi 29 août 2016



Marlowe est mort ce soir à 22h30. Je n'aurais peut-être pas dû jouer avec le sort et donner un nom de chat noir à mon chat noir. On dit plein de conneries dans ces cas-là, et les gens qui lisent se disent pour la plupart "tout ça pour un chat". Quelques uns, pourtant, savent. La différence que ça peut faire dans une existence. Passer d'avoir envie de mourir à une raison de vivre. Marlowe m'allait bien. On était bancals, on avait le même mauvais caractère. Je me voyais vivre 20 ans avec lui, rien que lui. Il me suffisait. Maintenant il va falloir faire sans. Comme avant. L'adopter c'était une décision d'adulte. M'exposer à des responsabilités, me lier à quelqu'un pour longtemps (enfin, c'était le plan...). Quelqu'un que je ne pouvais pas quitter. Qui ne pouvait que m'aimer. Au final il n'a fait qu'un tout petit tour. C'était court, mais tellement bien. J'ai rarement vu plus beau chat, objectivement. Et je me suis rarement autant liée à qui que ce soit. Quand son coeur s'est arrêté, j'étais sous les étoiles. Foals jouait Spanish Sahara et quelque part, j'ai su.
Profitez de ceux qui vous permettent de vivre un peu mieux, quels qu'ils soient. 

Cut is the branch that might have grown full straight - Docteur Faustus, Christopher Marlowe.

mercredi 17 août 2016

I'm crooked but upright



Pour canaliser les hyperactifs, on les colle au sport. 
Pour canaliser mon hypersensibilité, personne n'a jamais rien fait. 
Enfin si, des docteurs m'ont lancé des petites pilules comme on lance une pokéball mais je me suis échappée loin dans les hautes herbes. 

Il a fallu que j'attende un âge plus qu'adulte pour trouver une solution viable : je mets tout mon surplus de sentiments et d'émotions dans mes bouquins.
Pas ceux que j'écris, puisque je suis en writer's block depuis... 2007 ? 2008 ? mais dans ceux des autres, dont j'ai la responsabilité. 

C'est très capitaliste comme façon de se gérer, j'en conviens. Mais au moins c'est un mal pour un bien. 
Je ne peux et ne dois entrer dans les détails, mais en ce moment je travaille sur une roman portant sur un parcours de vie particulièrement difficile et se focalisant sur l'adolescence. Le personnage principal est une jeune fille qui a toujours été rejetée pour ce qu'elle était profondément, persuadée que son père ne l'a jamais aimée, qui traverse les épreuves les unes après les autres, jusqu'au moment de trop. Le point de non retour et la saturation de la vie. Et elle se rate, et elle repart "de plus belle". 

Ok, c'est pas gai. Mais quand je bosse un livre, je l'ai lu en VO avant, donc je suis prévenue. Pour celui-ci, je m'étais gardé la fin pour la découvrir en VF car, à ce qu'en disait la fiche de lecture détaillée, ce serait ardu à retranscrire émotionnellement. Je ne voulais pas être influencée par la VO, qui est de toute manière indépassable et doit généralement être adaptée pour correspondre au pacte de lecture. Pardon de jargonner, mais pour ceux qui se demandent, je fais partie de ces éditeurs qui pensent que le traducteur "réécrit le livre" dans sa langue, qu'il est son deuxième auteur. 

C'est donc la fleur au fusil que j'entame le passage "inédit" à mes yeux de ce roman, lors de ma pause déjeuner de mon autre boulot (oui car je fais partie de ces éditeurs crève-la-faim qui empilent les jobs - généralement trois, en ce moment deux - pour survivre, vu qu'apparemment rémunérer les gens qui vivent de leur passion, c'est sale).
Ca fait partie des idées à la con d'une hypersensible tellement surchargée de boulot qu'elle oublie qu'elle va devoir se plonger dans un état émotionnel extrême avant de pouvoir assurer toute une aprem de vie lambda de bureau. 
Normalement, je fourre tout dans une petite boîte intérieure et je serre les dents en pensant à ma patrie. (Ma fameuse métaphore du diable dans la boîte, le tas d'émotions qui risque de surgir à n'importe quel moment, mais généralement au pire qui soit). Mais là... 

Notre héroïne nous offre un flash-back et nous décrit très exactement sa tentative de suicide. Jusqu'ici tout va bien. Je sors de deux éditings de romans avec des cancéreux en phase terminale, deux suicidaires dont un orphelin et une suicidée victime d'abus sexuels pédophiles, donc rien ne me fait peur en théorie. En tout cas pas une scène de tentative de suicide en flash-back. Surtout quand on sait que moi-même je suis passée par là. (Pour les plus motivés je raconte ça ici et ici).

Sauf que là, stupeur et poneys foudroyés, ça commençait pareil. Pareil que la mienne, je veux dire. Puis ça continuait pareil. Puis... 
Vous l'aurez compris, une auteur états-unienne a complétement plagié ma TS pour en tirer profit. 
Hum, non. C'est pas le propos.

Le propos, c'est que j'étais en mode "boîte ouverte, diablotin toutes cornes dehors" pour bosser à fond ce roman, et que je me suis pris ça en pleine gueule. 
Comme j'étais abasourdie par les ressemblances, je suis fadée mes propres notes citées ci-dessus, pour vérifier si j'hallucinais ou si je ne projetais pas. 

Et c'est comme ça que j'ai pleuré, vraiment, pour la première fois depuis "celui avec qui il ne s'est rien passé", mais bon, il m'a fait pleurer très longtemps celui-là, alors disons qu'en temps humain ça devait remonter au tout début de l'année. 

Le bon côté des choses, c'est que j'ai pu vérifier que mon stratagème pour auto-piéger mon trop plein d'émotions fonctionne : je ne pleure plus autant qu'avant et je vis un quotidien beaucoup plus serein. Le mauvais côté, c'est que je ne suis jamais à l'abri que la littérature me rattrape et me foute un K.O sensitif. 

Et que parfois, il faut que je justifie des yeux de lapin albinos à mes collègues de bureau sans pouvoir dignement entrer dans les détails. 


Force est de constater qu'il y a autant de bordel dans la boîte où le diablotin est enfermé que dans ma propre chambre. Que j'ai beau m'entourlouper afin de mener une vie stable, je ne fais que stocker, comme un hoarder du coeur. 
Il n'y a pas de solutions miracles, seulement des solutions temporaires.



vendredi 12 août 2016

I don't have to see you right now



Je souffre d'anxiété social. J'ai la maturité émotionnelle d'une ado mal dégrossie. Et j'ai été traumatisée par deux, trois garçons peu recommandables à qui j'ai eu le malheur d'accorder un peu trop vite ma confiance. Ainsi que par des amis de toujours qui, au contraire, ne m'ont jamais totalement accordé la leur et ont préféré les starlights de nouvelles relations fugaces à notre bonne vieille routine poussiéreuse.

Et puis je suis arrivée à un point de ma vie où je m'étais accommodée de tout ça, où j'avais développé tout un tas de parades qui me permettaient de naviguer sans trop de heurts dans la vie. 

J'ai même été accueillie à bras ouverts par un groupe de nouveaux amis bienveillants et rock&roll qui changeaient un peu de mes vieux amis qui s'encroûtaient et n'étaient plus trop compatibles avec mes centres d'intérêts quotidiens (la quête de la meilleure bière, du meilleur concert et de la meilleure bouffe végé-friendly à Paris, principalement). 

J'ai pris ça comme un signe que je faisais les choses bien, et que tout allait rentrer dans l'ordre, dorénavant. 
Il y avait une forme d'amour inconditionnel dans ce groupe et, même si à cause des paramètres ultra-élevés de mon pare-feu émotionnel je ne le laissais pas m'atteindre tout à fait, je m'en rapprochais de temps à autre, pour me réchauffer un petit peu. Ca ne me parvenait pas encore à me convaincre totalement qu'il restait de l'espoir en l'humain et pour moi, peut-être, un jour, mais c'était joli à regarder. 

Mieux, au fil des mois, on m'assurait que je faisais partie de ce tout harmonieux et même que j'y contribuais et que j'étais quelqu'un de siouper et qu'il fallait que je me détende, il allait rien m'arriver. Rien de déplaisant en tout cas.

Alors que diable, je me suis détendue. 

Et, coup sur coup, il y a eu "le garçon avec qui il ne s'est rien passé" suivi de près par un putain de tsunami cacamical. 
En gros, la personne à qui je m'étais le plus ouverte depuis genre 8 ans, qui me connaissait mieux que personne à ce moment donné, y compris mes plus grandes peurs (qui sont : les araignées, tomber amoureuse et avoir un impact négatif dans la vie de qui que ce soit) m'a tout simplement décrit à quel point j'avais eu, tout le long de notre relation, un impact négatif sur son existence (et celle de ses proches, par ricochets).

Depuis ce brisage de coeur en deux temps, je reste stupéfaite d'avoir pu être doublement mise par terre, et le deuxième sans l'avoir vu venir, alors que mes défenses étaient pourtant bien en place. 
Je me suis alors rendu à l'évidence : je n'étais pas allée assez loin dans l'auto-protection. 
Jetant l'éponge de toute espèce de compréhension des relations humaines, j'ai tout simplement arrêté d'en développer. 
Depuis lors, je n'ai laissé entré aucune nouvelle personne dans ma vie susceptible de pouvoir me faire du mal. 
Plus de lien, rien de profond. Des gens pour passer le temps, à la conversion intéressante et aux aptitudes sexuelles formidables oui, mais pas de gens qui me font se dresser le poil rien qu'à les croiser. Pas de gens que j'ai envie d'appeler dès que j'ai du temps libre. Avec qui je perds toute notion de tout et qui me donneraient presque envie d'ouvrir les barrières et de dire "viens à la maison, y a le printemps qui chante".
Personne qui serait susceptible de me faire perdre les pédales au point de compromission extrême : la connaissance de moi. 

Parce que putain, j'étais quand même rien qu'un yorkshire à trois pattes qui en menait pas large quand ce garçon m'a ramassé contre mon gré et est entré dans ma vie (comprendre "a fourré sa langue dans ma bouche en me laissant entrevoir un paradis plein de poneys violets") en me remettant en tête le concept farfelu de "mais si tu aimable, Johnson". 
On sait tous qu'au final c'était une lubie de mec bourré/high-as-fuck, et ça va, je m'en remets imhotep, ça fait deux ans bientôt et il squatte toujours dans mes rêves, mais bon, on tient le bon bout.  

J'étais ce même bâtard pouilleux qui quémandait un peu d'attention et beaucoup d'amour platonique auprès de mes nouveaux amis. Je commençais à peine à me refaire une fourrure, et ma quatrième patte pointait tout juste le bout de son nez (cette métaphore est aussi bancale que l'animal décrit, j'en ai conscience) que paf le chien. On m'a annoncé que je ne le méritais pas, telle la caf qui reprend ses allocs ou une erreur de la banque en votre faveur.

Au moins trois de mes exs me renient au point de dire qu'ils ne sont pas mes exs. La grande majorité des explications d'adieu (amoureux et amicaux)(quand il y en a) ont été des variations de "tu as manipulé mes sentiments pour toi". Et à chaque fois, je comprends pas ce que j'ai fait, sans doute parce que "Je souffre d'anxiété social. J'ai la maturité émotionnelle d'une ado mal dégrossie. Et j'ai été traumatisée par deux, trois garçons peu recommandables à qui j'ai eu le malheur d'accorder un peu trop vite ma confiance."

Donc me voilà. Littéralement en haut de ma tour, à regarder le monde passer et à repousser consciencieusement tous les bourgeons de nouvelles relations qui s'offrent à moi. Parce que les personnes qui s'étaient fait les croisées de mon malheur, bien décidées à me prouver que j'étais aimable - et aimée, sont celles là même qui m'ont sorties en phrases de conclusion : "ah ouais nan en fait c'est toi qu'avais raison de puis le début :-/ :-/ :-/ :-/". Pas aimable et néfaste, comment voulez-vous que j'impose ma présence à des gens que j'admire et que je respecte.

Depuis le début de cet été, quand la vie m'a fait ressortir de mon métro/boulot/dodo habituel, j'ai regardé quelques silhouettes s'éloigner. Des gens au fort potentiel, qui auraient pu bousculer ma vie. Quand ils m'ont fait rire, ou frissonner, aussitôt l'alarme de panique s'est réveillée en moi.
On en est au point où je rase les murs pour éviter les personnes qui essayent d'établir une connexion avec moi. Surtout quand j'en aurais vraiment, mais alors vraiment envie.
Et où une phrase se répète en boucle dans ma tête : Plutôt finir seule que revivre ça.

mardi 2 août 2016

Be like them, lean back and breathe




"Qu'est-ce que tu veux ?" "De quoi t'as envie ?" Ces deux questions paradoxalement sont à la fois vides de sens et profondément philosophiques. Et elles reviennent un peu trop souvent dans ma vie à mon goût. En ce moment, je ne peux pas y répondre. Alors je dis que je ne sais pas. Parce que c'est plus simple. 
Parce que ce que je veux, ce dont j'ai envie, c'est enlever la petite corde qui maintient la barrière fermée artificiellement. Parce que cette barrière, elle ferme très bien. Mais ils ont rajouté une cordelette (toute fine en plus) pour être sûrs.
Du coup, la barrière, il faut la refermer derrière soi, c'est une des règles de l'endroit. 
Ensuite, deux chemins. Il faut faire un choix. Ils sont aussi longs l'un que l'autre car ils contournent un rectangle de pelouse "le gazon", où on ne doit pas marcher.
Ca n'est pas zone remplie de crocodiles imaginaires, l'incarnation de là-où-on-ne-doit-pas-mettre-les-pieds, non, c'est une autre des règles de l'endroit. 
Devant, l'allée longe une partie du potager, jusqu'à Jules (le débarras sacré de Pépé, hors de question d'en dépasser la porte) et le poteau de la corde à linge (sur lequel trois générations se sont essayées au pole-dance sans vraiment s'en rendre compte). A droite, elle longe la route, en surplomb, et débouche sur les massifs de roses, puis le cellier. 
Par terre, de la gravelle. La sacro-sainte gravelle qui renferme le trésor ultime que je peux passer des heures à chasser : le petit caillou gris et arrondi. Ce sont les plus rares. J'en ai toute une collection (que Mémé vide dès que je m'endors)(parce qu'il faut pas faire de trous dans la gravelle)(c'est une autre règle de l'endroit).
Quel que soit le chemin emprunté, on arrive sur les dalles en béton de 2 mètres sur 2, hyperboliquement qualifiée de terrasse.
A gauche il y a le Banc (marque déposée). A droite, si c'est l'été, des chaises en plastique, sinon rien.
En face, un mini buisson avec des baies oranges qu'il ne faut pas toucher, parce que c'est poison (c'est une autre des règles de l'endroit).
La sonnerie grince plus qu'elle ne teinte. 
Puis il faut s'essuyer les pieds (en deux fois), la première sur le seuil, la seconde entre le vestibule et la cuisine (parce qu'on n'entre dans le salon, sur la droite, que pour les grandes occasions). 

Ce que je veux, moi, ce dont j'ai envie, c'est de m'asseoir dans cette cuisine en faisant attention à ma tête (le placard au-dessus de ma place est bas, c'est une autre des règles de l'endroit), en faisant attention au fil de la machine à laver sur le sol, et attendre, la tête posée contre le frigo, qu'on me serve mon repas. Vraisemblablement à base de pomme de terres.
Et puis le manger. L'immense serviette rose nouée autour du cou qui pend jusqu'à mes genoux. Ecouter La Valise RTL et voir Mémé la noter méticuleusement sur de minuscules morceaux de carton, puis les stocker dans divers pots en fer.

La lumière est orangée, elle le sera toujours. Le souvenir est en sépia, chez moi. Je suis peut-être un cliché, mais c'est comme ça. 

Après, il y aura la vaisselle, dans le "Bac" jaune délavé. Les restes sont mis dans une minuscule coupelle qui sert de poubelle posée à gauche sur le comptoir. S'il fait beau, on m'envoie courir dans le jardin (mais pas trop fort, il ne faut pas faire de trous dans la gravelle), sinon, c'est direction le Carré. Une pièce sans fenêtres qui sert de salle de jeux aux trois générations. 
Je suis la seule de la mienne, alors c'est un royaume solitaire où je décide tout.
Je règne sur des animaux en plastique multicolores qui eux-mêmes habitent des maisons biscornues en Legos. 
Cette pièce sert aussi de bibliothèque et son sol est couvert d'un lino bariolé. Il y a des bibelots auxquels on n'a pas le droit de toucher, aussi (c'est une autre des...)
Parfois Mémé joue aux cartes avec moi. Parfois Pépé va se promener, et j'ai le droit de l'accompagner.
Parfois on va à la Salle. Avec plein de vieux avec qui je joue aux dominos et qui me payent des Oranginas (mais pas trop)(j'ai pas le droit).

Parfois, on va à Intermarché. Je réclame jamais rien. J'ai payé cher le prix avec mes parents quand j'ai essayé.
Quand on croise des connaissances de Mémé, elle ne tarit pas d'éloges sur moi. Enfin au début, parce qu'après, ce sont surtout mes cousins américains dont elle parle. Mais les gens finissent toujours par poser des questions sur moi. Alors ça va.

Et puis c'est l'heure du goûter. Du pain du beurre du chocolat noir. Du coca dans le verre Astérix. Les pieds qui touchent pas par terre, le carrelage gris et bordeaux. 

Je fais plus la sieste depuis longtemps. C'est à peine si je trouve le sommeil la nuit, alors tout le monde a renoncé. Comme pour la viande et le poisson. Ils se sont fait une raison. Comme pour ma main gauche, qui me sert à tout, et la droite à rien. 

On parle pas beaucoup. Les rares fois où j'ai une tribune, j'invente des histoires folles. Parfois, elles sont un peu trop convaincantes, et j'en paye le prix fort, quand je retrouve mes "parents".

Puis je joue encore. Parfois, derrière le grillage, il y a J. la voisine d'à côté, et ma meilleure amie pour la vie, même si on ne parle pas trop non plus. Elle a des animaux de toute sorte et elle raconte des blagues, moi je lui file des fraises des bois et on élève des escargots. (On n'a pas le droit chez Mémé, alors c'est J. qui les garde). 

Et puis c'est l'heure de l'apéro. Des biscuits au fromage tirés du plus haut tiroir de la commode sur laquelle est posée la télé, dans le salon. Oui parce que le soir, on a le droit au salon. 
C'est le même tiroir que pour le goûter que j'emmène à l'école (j'ai le droit à 4). 

Pour le dîner souvent, c'est un bol de lait et des biscottes. Avec du chocolat dedans. 
On était loin du régime équilibré, mais ça me valait des "trop de la chance" quand je racontais ça aux autres. 

J'avais encore le droit au Carré un bout de temps, ou à regarder la télé depuis mon spot sous la table (enfin, la partie de l'écran qui n'était pas coupée par la nappe). 

Et puis dormir, avant tout le monde, et me réveiller, après tout le monde.
Et recommencer.

C'est de ça dont j'ai envie, en ce moment. Mais c'est difficile à expliquer. Trop long. Trop fastidieux, sans contexte.
Et puis je peux pas résumé en "Je veux le seul amour inconditionnel que j'ai connu". Je crois que c'est pas une réponse socialement acceptable. 

Donc je mets ça là. Parce que je réalise que je parle souvent de l'enfance qui pique et pas de celle qui réconforte. Qui sécurise. Au sein de laquelle il ne peut rien arriver de grave, jamais. 

Ces moments suspendus, cet endroit, ses règles et surtout, ses occupants, sont un ensemble inatteignable désormais. Un idéal qui pourrait être grossièrement intitulé "ma happy place", même si, systématiquement, quand mon esprit en revient, mes larmes sont pleines d'yeux.