mardi 25 septembre 2018

Nothing's gonna hurt you baby




Je suis assise dans une grande pièce froide, avec un haut plafond, trop haut le plafond. Les deux femmes en face tirent la gueule. Ce serait tout à fait anodin, si elles n'étaient pas à deux doigts de me juger sur un travail dont dépend l'obtention de mon deuxième M2.

C'est mon deuxième M2, donc je relativise. 
Je pense fort à mes deux camarades qui eux sont en formation initiale et que j'ai vu sortir les yeux pleins de larmes pendant l'atroce demi-heure d'attente. 

J'y pense tellement que je commence moi-même à tirer la gueule. Qu'est-ce que je fais là ? Qu'est-ce que je fais là, à attendre qu'on me passe au crible, avec les mêmes rengaines qu'on m'a toujours sorti pendant toute mon éducation scolaire ?

"Pas assez soigneuse" "Vous devriez employer un ton plus neutre" "C'est trop personnel" "Vous avez mal découpé et collé"

Je ne déconne pas. J'ai eu, lors de cette soutenance, les mêmes remarques qu'en sixième. 
Ça prouve que j'ai pas beaucoup évolué, certes. Mais ça prouve que les profs non plus.  

Alors que je me fais enchaîner, je réfléchis à l'été horrible que je viens de passer. Pour une fois, je n'ai pas subi la canicule depuis de sordides urgences vétérinaires. Par contre, quatre petits jours après avoir remis les pieds en France, j'ai replongé tout droit au fin fond de la piscine noire de ma dépression. 

Ça a été la bagarre. Juin-juillet-août. 
Tous les matins, sans exception, ma première pensée a été : "j'ai envie de mourir."

J'ai tenu, parce que j'avais une escapade londonienne prévue pendant trois petits jours. J'ai tenu, face au capitalisme décomplexé qui menaçait le fruit d'un travail de quatre longues années. Quatre longues années de sacrifice. J'ai tenu face à un retour en France totalement subi. J'ai tenu face à l'administration (et toi-même-tu-sais). 
J'ai tenu jusqu'à aujourd'hui, 25 septembre, dans cette salle glacée et glaçante, où rien, de ce que je suis ou de ce que j'ai fait, ne paraît bien.

Si, les deux jurées évoquent vaguement qu'il y a des qualités dans ce que j'ai produit, mais comme on m'avait déjà dit il y a 6 mois qu'il y avait des qualités dans ce que j'ai produit, on passe vite dessus. Et à la fin, quand mon sourire aimable s'est évanoui au fin fond de mes mâchoires à force de m'en être pris plein les dents, les deux femmes s'en aperçoivent et tâtonnent pour trouver un commentaire positif : "Enfin... bon... Il y a deux trois choses de bien. Comme... la page 9. Oui, la page 9 est bien."

Une page donc. Sur 100. 
Cool.

Pour rester zen, je repense à la veille, au hasard du calendrier qui a voulu que la plus grosse réunion de boulot de l'année (genre devant 300 VIP) soit tombée la veille de ma soutenance de Master 2. La pression était totale, d'autant que j'arrivais échevelée au dernier moment pour délivrer mes pitchs car mon psy n'a pas voulu bouger notre rendez-vous. D'autant que la veille, les seuls anglais que je peux pas blairer avaient débarqué pour tenir compagnie à mon angine naissante. Avec Murphy, personne n'est hors-la-loi. 

Dans le présent, je réponds des poncifs aux deux femmes devant moi, alors que dans ma tête, je suis dans le passé. Je suis hier. Sous un grand ciel bleu, dans un air frais, sous le soleil automnal qui pique bien moins ma peau pâle et mes yeux clairs. J'ai les deux pieds dans la terre humide du Père-Lachaise et je profite à mort de la fierté que je ressens au sortir de la réunion méga-hypra-importante.
J'ai fait l'unanimité. Peut-être pour la première fois de ma vie. 

C'était d'autant plus génial, de ressentir ça, que je savais que ça ne durerait pas. Que j'avais ce truc tout pourri à subir le lendemain. J'avais le pressentiment que ça se passerait pas comme sur des roulettes et mes pressentiments ont toujours valu de l'or. 

Quand je suis arrivée devant la tombe de sa majesté Oscar, Life on mars a déferlé dans mes oreilles. L'évidence était telle que je me suis mordu l'intérieur de la joue en me demandant comment je n'avais pas eu l'idée de les associer avant ?

J'étais bien, pendant cette heure perdue, volée, dans mon planning de rentrée surchargé. Ma dépression était suspendue. Les corbeaux étaient beaux. Les touristes pas trop chiants.
Alors c'est là où j'ai voulu retourner quand ces deux femmes ont continué de me faire des critiques passives-agressives sur le fait que j'étais pas la hauteur (sous-entendu : d'elles)(sous-entendu : pour faire partie du club)(sous-entendu : pour une éditrice, c'est la honte, on s'attendait à bien mieux)(sous-entendu : on est des vieilles meufs jalouses que leurs ménopauses ont rendu aigries en plus d'arides)

(Faut pas chatouiller une Johnson qui a vu deux pauvres pioupious sortir en larmes de leurs chambres de torture une demi heure avant, mis à terre d'une façon autrement plus injuste).

Moi, j'ai pas pleuré. Et pourtant, j'ai même pas les antidépresseurs pour m'encapsuler loin de mes émotions, comme pendant la moitié de l'année scolaire. 
J'en ai parcouru du chemin. L'hiver dernier ma boss me hurlait dessus combien j'étais idiote, ce matin elle m'envoyait un texto d'encouragement et me félicitait à nouveau pour hier.

Pendant que les deux dames pérorent et tergiversent sur des néologismes que je n'aurais pas dû me permettre, ou des fautes d'accord oubliées qui rendent inacceptables et irrecevables tous les arguments que je peux leur sortir, je me dis que c'est pas si mal, ce que j'ai fait. 
Que je l'ai fait. En gérant encore jusqu'à 3 jobs à la fois pendant 3 mois, avec ça. 
Que malgré la dépression. Malgré les "j'ai envie de mourir", tous les matins, je l'ai rendu ce mémoire.

Je suis satisfaite de moi, malgré tout. 
Et je le pense vraiment. 








3 commentaires:

  1. Ben t'as putain de raison d'être satisfaite.

    (ouais désolée, je suis rarement très constructive en fait.)
    (et j'en ai pris plein les dents à la fac aussi, et comme je suis encore à moitié dedans, je compatis.)

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  2. J'ai raconté mes mésaventures à qui voulait les entendre tout l'aprem et j'ai eu des échos semblables partout. A croire que les soutenances sont là pour que les profs vident leur sac en mode punching ball. J'ai fait promettre à mes amis de m'empêcher de re-reprendre mes études si jamais l'envie me re-reprenait !

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    1. J'ai notamment eu la cabale hypra-condescendante qui n'avait pas lu un mot de l'e-mail que j'avais adressé pour me plaindre des commentaires insultants d'une enseignante et m'a remise à "ma place d'étudiante" comme si cela justifiait d'être traitée comme une merde.

      La prochaine fois qu'il te prend l'envie subite de réécrire un mémoire, par exemple, je t'encourage à l'écrire de ton côté et à tenter de le faire publier sans recourir à ces vieilles peaux persuadées d'être au-dessus de tout le monde en bossant quinze heures par semaine :)

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