jeudi 14 juin 2018

[YUL&I - 17] Hold on to me, 'cause I'm a little unsteady



Le ciel s'est ouvert en deux et a déversé des hectolitres d'une pluie glacée sur mon frêle t-shirt.
J'ai trottiné dans les flaques (qui font bien 5 à 10 cm de profondeur ici vu la taille des nids de poule) jusqu'à trouver un abri au pied d'un immeuble.
J'ai regardé l'inscription "Interdiction de s'asseoir" et je me suis assise, détrempée. 
J'ai observé les flots tomber, ininterrompus, les yeux ailleurs, dans la lune, dans l'Europe, dans l'avion, dans mon futur flou. 
Les québécois m'ont tous dévisagée comme si j'étais une criminelle de la pire espèce parce que j'avais posé mes fesses à un endroit sacrilège. J'ai haussé les épaules et elles pesaient trois tonnes. 
La pluie, la nostalgie, le court-circuit depuis une semaine qui m'empêche de profiter pleinement.

A chaque inspiration, je tremblotte de manque. A chaque rue, des pensées parasites de guimauve m'envahissent "oh my god c'est la dernière fois que je vois ce lampadaire" "L'est ben cute ce p'tit parc" "oh non je pense en québécois" "ooooh, je pense en québécois !"

C'est fatigant d'être moi au quotidien, mais quand il s'agit de dire au revoir à trois mois de paix et de sérénité, moi qui n'ait connu ça qu'au max une semaine à la fois dans toute ma vieille existence, c'est la cata. 

J'ai bu verre sur verre d'un blanc sec de merveilleuse facture (ce qui est rare et cher ici) en plein parc Lafontaine, le vent dans les cheveux et des visages souriants tout autour qui me disaient combien j'étais une "perle". Qu' "on met du temps à te trouver mais quand on te trouve on le regrette pas".
Dans mon actuel poste en France, où je suis depuis des années, j'ai mis 3 ans à recevoir le premier compliment de ma hiérarchie.

Quand je parle à mes collègues d'ici de la vie en France - devoir rentrer chez soi en regardant par-dessus son épaule, s'écarter des frotteurs du métro tout en veillant à ne pas attirer l'attention des pickpockets, esquiver les crottes de chien et les flaques de pipi d'humains, louper sa correspondance parce que quelqu'un a au mieux oublié son putain de sac dans une rame au pire sorti un couteau en criant un truc en arabe, puis rentrer chez soi, allumer sa télé et se faire culpabiliser d'être pauvre par le président pour qui t'as été contrainte de voter pour faire barrage à pire, prendre des news de sa région d'origine où les infirmiers en sont réduits à la grève de la faim pour ne plus avoir à maltraiter leurs patients, regarder son compte en banque et se dire qu'un loyer "ça coûte quand même un pognon de dingue" à Paris, mettre de côté patiemment depuis 5 ans sur son PEL et s'apercevoir que mon emprunt potentiel serait le prix d'un seul petit mètre carré (ce qui est un peu juste quand on fait une taille 42) - quand je leur dis tout ça, elles n'osent pas m'accabler.

Pour elles, on est des "maudits français" la plupart du temps, et nos lointains cousins un peu grandiloquents l'autre part, à leurs yeux, on fait beaucoup de choses qui n'ont pas de sens, mais la plupart ne se rendaient pas compte de la dégradation de nos conditions de vie ces dernières années  (surtout les gens sans CDI, qui ne sont pas proprios, ou héritiers, ou actionnaires, ou mâle cis blanc hétérosexuel en bonne santé).

J'ai l'impression que la ville me susurre "If you love me, don't let go!"
J'ai l'impression de respirer à fond pour les dernières fois.

Le pire, ce n'est pas de quitter les gens (il y a internet, et les avions, et les pigeons voyageurs), c'est de savoir que cette légèreté, cette joie de vivre, cette absence de contraintes et de soucis va s'envoler avec moi depuis Pierre-Elliott Trudeau samedi.  

J'aime toujours la France, mais la déception qu'elle m'inspire - que nous m'inspirons - est à la hauteur de cet amour. 

Merde alors, ils ont réussi à faire quelque chose qui tient mieux la route en 300 ans que nous en 1500 et nous, on les regarde, condescendants, en imitant grossièrement des chanteuses à voix et en parlant de caribous. 
Bien sûr, rien n'est parfait. Il y a des gros défauts - la pauvreté est terrible pour les plus pauvres, les retraites sont minables, le système de santé est bancal et le fromage est dégueulasse. Mais ils ont des bases saines. Ce qu'on aura jamais. 

Quand j'ai raconté la moitié du quart de comment mes employeurs successifs m'avait traité en France, de ce que mes collègues m'avaient fait subir, ma boss ici a failli s'étouffer et s'est déclarée "flabergastée" (c'est pas facile facile de garder son sérieux devant les expressions franglaises dévoyées lors d'un entretien très très formel, je vous promets).

Je suis en colère contre nous en tant que peuple d'être si loin de notre devise, ni libres, ni égaux et encore moins fraternels. Moi la première en l’occurrence.
Moi qui retourne bosser 60h par semaine pour une paie de misère et qui en reversera un bon quart à un gouvernement qui va s'acheter de la belle vaisselle quand moi j'ai pas de quoi investir dans une mutuelle. 
Oui, moi et mes deux master 2, je fais partie des 4% de français qui n'ont pas les moyens de ça. Parce qu'en tant qu'indépendante, ça me coûterait environ 80€ par mois (pour une couverture merdique) et que 80€ par mois, c'est mon budget courses. Pas shopping : nourriture et produits de première nécessité. Je n'ai aucun prêt étudiant, aucune dette, mais aucun avenir non plus. Impossible de devenir propriétaire, difficile de développer mon activité ; en France on pénalise les gens qui cumulent les jobs et qui veulent avoir plusieurs champs d'action, le manque de souplesse ne vient pas des millenials mais bien des entreprises qui refusent de sortir de l'image d'Epinal des trois huit à grand-maman.
On m'a refusé un cdd de 6 mois pour lequel j'étais on ne peut plus qualifiée par ce que je travaille pour une autre boîte en même temps. Ici, on m'aurait fait sans doute signer 12 papiers me menaçant des pires recours judiciaires si je brisais le sceau du secret industriel, mais on aurait été content de me signer.

Heureusement, il y a quelques gens bien en France. Ceux qui n'ont pas été pervertis par un petit pouvoir. Ceux qui, malgré leur colère, n'ont pas cédé aux sirènes des extrêmes, de la violence et de la malveillance. Ceux-là sont ma lampe-tempête dans la nuit, mais je doute très fort qu'on soit assez pour redresser quoi que ce soit quand les fondations sont aussi pourries, basées sur l'intimidation, le culte de soi, l'individualisme et le rejet de la différence. 

Je vous jure que, contrairement à une croyance populaire, on est loin d'être les rois du monde ou même un exemple à suivre. Alors laissez-moi traîner des pieds pour mes derniers jours, ce n'est pas vous que je ne veux pas retrouver, c'est tout ce qu'il y aura autour.





 


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