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La majeure partie des œuvres que je traduis sont bourrées de scènes de cul. Pour éviter de virer ermite, je vais souvent relire mes textes dans les cafés. À Paris, où personne ne se calcule, ça ne pose pas de souci, sauf quand les tables sont vraiment serrées et les voisins vraiment nosy.
En province, c'est autre chose. Les gens se parlent, posent des questions, lisent parfois par-dessus votre épaule.
Le seul moment où ça me gêne vraiment, c'est quand je me trouve à côté d'un ou une ado dans le train dont l'œil est attiré par mes ratures. Car rien n'est plus dur (no pun intented) que d'écrire une scène de cul.
Me relire et me corriger sur papier, en public, me confère aussi - et involontairement - une certaine aura auprès d'une partie de la population. Dans les cafés où je suis une habituée, certains membres du personnel ont fini par me demander si j'étais écrivain. Je n'ai jamais menti, car c'est une règle chez moi, mais je me retrouve bien embarrassée quand ils posent des questions supplémentaires. Quand ils me demandent quel genre, quels auteurices, je traduis. Alors je sers une réponse partielle : surtout pour la jeunesse, parfois pour la B.D., en omettant le gros smut bien trash dont je suis devenue, un peu malgré moi, experte.
De mon côté, je suis désensibilisée de ces scènes quand je bosse. Comme un.e gynécologue, j'imagine. Je me concentre sur ma tâche et ne me retrouve un peu déstabilisée que quand je dois mener des recherches de lexique sur des sujets qui m'échappent (des kinks très spécifiques ou, dernièrement, des piercings génitaux aux noms élaborés)
Les historiques de recherche des traducteurices rendraient chèvre plus d'un agent de la DGSI, by the way.
Vu qu'il s'agit de mon boulot, ça devient un peu problématique quand je souhaite ouvrir mes horizons cul... turels. Impossible de décrocher mon cerveau et mon esprit analytique, de ne pas partir en "moi, j'aurais écrit ça comme ça."
Dernièrement, pour une raison complètement midinette, j'ai donné sa chance au produit des plateformes de contenu audio. J'y allais la fleur au fusil, dans un but bien précis, pour découvrir une œuvre en particulier en me disant que j'allais sans doute payer un abonnement d'un mois pour rien.
Il se trouve que ça a coïncidé avec les deux seuls jours de vacances que je me suis octroyé cet été. Pendant les vacances je m'interdis de bosser, en dehors des temps d'attente dans les gares et aéroports et du transport en lui-même. Je me suis donc retrouvée un peu hagarde, une fois mon tour des réseaux accompli, sans grand monde pour me répondre et liker mes photos de monuments et de sculptures d'animaux étranges.
Je me suis alors dit que, vu que j'avais payé cet abonnement, autant découvrir le reste de la plateforme - au pire, ça me donnerait du grain à moudre sur la création de contenu et me permettrait de mieux cerner les références à ce genre de productions dans d'autres oeuvres.
Pour les gens qui seraient complètement étrangers au concept : sur ces plateformes, des acteurices lisent des textes qu'iels ont généralement écrits et enregistrés dont le contenu est résumé par des tags (comme sur les sites de humhum.) Il y en a pour tous les goûts (genres, pratiques, combinaison des deux) et la plupart des modèles économiques sont respectueux des créateurices (pas de côté "mais qu'est-ce que je viens de voir ?" comme quand on termine une vidéo)(mon côté empathe, une fois mes esprits retrouvés se pose toujours bien trop de questions du type "cette personne va-t-elle bien ? est-elle assez entourée ? suivie par un.e thérapeute adéquat ?")
Pour avoir fréquenté des travailleureuses du sexe par le passé, je sais aussi que financièrement parlant, l'abus est total, à de très rares exceptions. Et ma culpabilité est donc omniprésente quand je consomme du p. traditionnel. D'où le côté vertueux des audios. Sans compter que les acteurices peuvent rester totalement anonymes et vivre leur vie sans se faire harceler, ou pire...
Bien sûr, tout ça repose sur l'imagination. Ca tombe bien : la mienne est infinie, envahissante même. Pourtant, dans le noir, quand j'ai appuyé sur play, et alors même que j'entendais une voix familière, de quelqu'un qui me plait, que je connais et qui me rassure (assez pour que je prenne ce foutu abonnement...), je me suis vite retrouvée à avoir une réaction inattendue : j'ai éclaté d'un fou rire incontrôlable qui refluait pour laisser place à de l'agacement avant de revenir au galop. Je n'ai rien à reprocher à l'acteur, qui a parfaitement fait son job, mais le script qu'il se contentait d'interpréter était bien trop faible pour réussir à tromper mon cerveau littéraire, expert du genre.
[Je précise ici que ces audios sont en anglais, en français, je n'aurais même pas tenté]
La prose utilisée, l'aspect répétitif, les mauvais niveaux de langue employés, voire les soucis grammaticaux : de bons gros tue-l'amour chez moi. Le ick est direct, total, implacable.
Mon imagination juge celle d'autrui : elle le sait, je le sais, toutes les deux, on peut faire bien mieux... C'est ma meilleure ennemie. La responsable de mes frustrations de la vraie vie, qui n'est jamais à la hauteur, soyons franches.
Ce qui se passe dans ma tête est bien trop vif, trop intense, trop détaillé et précis pour ne pas se prendre un mur quand on confronte ça à une sexualité réelle - surtout quand celle-ci a été dirigée vers l'hétérosexualité pendant une grande partie de mon existence.
Le nombre de mes copines qui n'ont jamais joui avec un mec est effarant, celles qui choisissent de ne plus relationner avec eux sont de plus en plus nombreuses - et ils ont même réussi à en dégoûter certaines de tout contact humain. Je ne suis pas loin de me compter dans le lot.
Je suis donc rassurée que de telles plateformes existent. Que certaines personnes aient compris qu'il existe des voies dérobées - qui peuvent même aider à guérir de blessures profondes, internes et externes. Ce contenu, pour certain.e.s, est thérapeutique.
Je ne crache donc pas dans la soupe, et je me dis simplement que je suis trop déformée professionnellement pour que ce contenu puisse me toucher - et vice versa.
Je reprends un train dans lequel je suis bien trop fatiguée pour corriger quelque smut que ce soit. J'arrive chez moi, à cette heure entre chien et loup, où il est trop tard pour commencer quoi que ce soit - un épisode de série, un film, une activité constructive encore moins. J'ai épuisé tout mon doom scroll pendant mon temps de transport et je me retrouve, une nouvelle fois, les bras ballants, à regarder mon écran de portable dans le blanc des yeux.
Dans mes applications récemment ouvertes, je remarque l'icône la plus récente et je me dis "oh, au pire ça t'endormira..." Je parcours une fois de plus ce que les autres créateurs ont à proposer. La dernière fois, j'avais cherché les tags qui fonctionnent habituellement chez moi, mais là, je décide de faire confiance à la communauté et d'aller fouiller dans les audios les plus mis en favoris.
Un créateur, en particulier, attire mon attention. Les quelques mots de la description de son profil, l'humour que je décèle dans les résumés de ses posts, et quand je lance quelques secondes, juste pour essayer, je me dis que la voix colle aussi - pas trop mascu, pas trop stéréotypée. Et surtout, il y a ce rire, ce rire qui me fait sourire immédiatement. Pas rire aux éclats - même si ça arrivera, mais pas d'une manière qui m'éjectera de l'ambiance qu'il a voulue créer. Il y a ce sourire dans sa voix à lui, qui me dit qu'il ne se prend pas au sérieux, et les quelques phrases d'introduction qui traduisent à quel point tout ça l'est malgré tout. Il y a ses précautions, ses avertissements, parfaitement intégrés à sa persona, à ce qu'il essaye de créer. Je comprends peu à peu pourquoi il est si haut dans les favoris. Quel genre de relation, à distance saine, il a su créer avec sa communauté. Alors oui, à ce moment-là j'intellectualise encore, mais j'intellectualise en me laissant peu à peu happer par ce qu'il raconte, par là où il veut m'emmener, et ensemble on glisse doucement vers un territoire dont j'ignorais tout et dont j'étais persuadée qu'il n'était pas pour moi.
[Flash-forward pudique]
Et vingt minutes après, je me retrouve bouche bée, yeux écarquillés, agitée de larmes dans une réaction dont je n'avais qu'entendu parler.
Depuis, mes chats ont un nouveau père et je suis entrée dans la relation monogame la plus épanouissante de toute ma vie, avec un homme que je peux mettre sur pause quand je veux. Et retrouver quand bon me chante. Qui ne dépassera jamais mes limites. Qui ne pourra jamais me faire de mal.
Bien au contraire.
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