lundi 16 novembre 2015

Flu



D'abord il y a des mots qui sortent de ma bouche, trois, les mêmes. "Non." "Non !" "Non !!!".
Puis il y a le scroll du dernier espoir. Twitter, dis moi que c'est pas ce que je crois. 
C'est ce que je crois. 
Je sais juste pas à quel point. On ne le saura pas avant une poignée d'heures encore.
Je me lève. Je me rassois.
Je regarde avec défiance ma télévision éteinte. Combien de temps vais-je tenir avant de l'allumer et de revivre les meilleures heures de janvier dernier ?
Je me dis que ça peut attendre. Je reprends le pouls de Twitter.
Je vois le mot "Bataclan".
Puis encore.
Et à nouveau.
Je comprends. Je dessaoule direct.
Je checke le site, je vérifie le groupe.
J'envoie un premier message, à mon amie qui est de tous les concerts. 
Elle répond aussitôt. Non, elle n'y était pas, mais elle est à Saint-Denis et elle a entendu des explosions. 
Alors c'est vrai.
Mais mon esprit revient à la salle de concert. Je la connais. Si c'est encore en cours... je sais que ce sera une boucherie. 
Je n'ai pas eu beaucoup de date dans ma vie, mais j'en ai eu une au Bataclan.
Je fais le tour mental de mes amis susceptibles d'être à ce concert. Ceux qui bossent de près ou de loin dans la musique. 
La deuxième personne à qui je pense, et le premier garçon, et celui qui reviendra inlassablement dans mes pensées à chaque temps de répit, c'est aussi le dernier à m'avoir brisé le coeur. 
Pourquoi lui ? Les mystères du cerveau. J'étais pourtant sûre d'avoir exorcisé un truc en couchant avec son sosie (en plus jeune < 3 )
Bon. Non. 
Alors je passe aux autres. Je dis même pas ce qui se passe, je vais à l'essentiel "t'es où ?" et "rentre chez toi". J'explique après. 
Je m'aperçois que j'avais un appel en absence, je me dis qu'on s'inquiète pour moi. Je rappelle, je tombe sur le répondeur, je dis de pas s'inquiéter, que si c'est à cause de ce qui se passe : je suis chez moi, je suis safe.
Safe. Le mot qui reviendra miraculeusement s'apposer sur tous les visages de mes proches. De mes gens au premier degré. 
Les uns après les autres.
On me rappelle : "De quoi tu parles Johnson ? Ton message m'a foutu la trouille !" 
C'est vrai que j'ai la réputation d’exagérer, tout, tout le temps. Mais là non. Et j'aurais préféré.
Me voici dans le rôle de celle qui doit annoncer à son amie que le resto dans lequel on aime manger a été touché, que le bar dans lequel on se pinte régulièrement, aussi, que la rue de la Fontaine au Roi, que... Elle sanglote. Elle essaye de répéter aux gens autour d'elle. Mais elle est en province et ils s'en foutent.
Ils se rendent pas compte.
Nous, parisiens, en 2/3 mots clefs, on a tous saisi.
On a compris qu'on était leur cible. Que si Charlie, c'était le symbole, on était la chair à canon. 
Parce que quand Paris m'a adoptée, c'est pas dans mes minuscules apparts que je me sentais en sécurité. Mais à la Flèche d'or, au Truskel, à la Cigale et au Bataclan.
A la Maroquinerie, à la Bellevilloise, à l'Olympia et au Trabendo. 
Au Zèbre, au Pop in, à la Caravane. 
Ce n'est que le lendemain que je me souviendrai que j'étais au Carillon, il y a encore deux semaines, pour l'anniversaire d'un pote. De la gentillesse du barman. Que je fume pas, mais que j'étais sur cette terrasse, parce que j'ai suivi le groupe.
Les rapprochements, je ne les fais pas vite. 
Une fois que les proches sont "safe", il s'agit de faire le tour des proches de proches. Ceux qui sont sortis de ma vie, ceux qui s'en sont éloignés. Les gens importants pour mes gens importants.
Dans un coin de ma tête, il y a toujours les miens injoignables. Ceux dont je n'ai pas le numéro. Ceux dont je n'ai pas le nom. Ceux qui sont derrière des bars, inamovibles, et que je n'ai jamais jugé bon d'archiver autrement dans ma vie. 
J'envoie des mails. Des bouteilles. 
Je me ressers un verre, en me souvenant que j'ai dessaoulé et que c'est vraiment pas le moment. 
Les rapprochements, je ne les fais pas tout court.
Je suis sur le cul d'être passée entre les mailles du filet. Je reste persuadée que ça va taper proche. Que ça va finir par m'éclater à la gueule, personnellement.
Je garde cette idée dans un coin de ma tête. Toujours maintenant.
Mais, jusque là, ça n'est pas arrivé. Les morts sont des amis de connaissances ou des troisièmes degrés de relation, il y a une barrière de protection entre eux et moi. 
Je bosse dans le même immeuble que l'une des victimes. Je réalise ça peu après avoir appris que mon coloc de bureau faisait partie des otages.
Tellement tard. Tellement après la bataille.
La bataille, je l'ai menée sans le calculer. Samedi soir. En sortant boire une bière.
J'ai fait une peur de tous les diables à un type qui se croyait seul dans ma rue. Un malabar. 
On m'a appelé en détresse "t'es sûre que c'est une bonne idée ?". Deux fois.
C'est toujours une bonne idée de sortir aller boire une bière, damnit
Je rejoins la confrérie de la résistance houblonnée. 
Y a tellement personne qu'on a un canapé pour nous. Récompense.
Sauf que je suis Johnson et que j'ai un sens de l'orientation de merde. Mais alors vraiment. Et qu'avant de rejoindre les visages amicaux. Les hugs. Les quatre bières... Je suis descendue à Oberkampf.
Je suis pas gourde. J'ai un cerveau assez rapide d'habitude. Je suis capable de me débrouiller dans la vie de tous les jours.
Mais je suis descendue à Oberkampf.
C'est un réflexe, que voulez-vous, je prends le métro le moins possible, je voulais pas faire de changement, et ce n'est que quand je me suis fait dévisager par les gens de la station que j'ai compris où je foutais les pieds.
En grimpant les marches, j'ai été éblouie par des dizaines de projos. Des journaleux qui pédalaient dans la semoule à faire du remplissage avec du rien. Des badauds qui prenaient des putains de selfie.
Les flics, à cran. 
Fuckfuckfuck que je suis conne
Forcément les "bonnes" rues sont barrées. Je sais pas comment m'exfiltrer, alors je tourne dans le quartier, et je m'enfonce dans un pèlerinage involontaire de plus en plus morbide. 
Je finis par trouver un chemin. Mon chemin.
Je rejoins les autres. En sueur, en tremblant. 
La soirée sera émaillée de mini blackouts. 
Je pense à mon collègue, je pense aux barmens, je pense à lui, puis d'un coup je pense plus.
"Ca va, Johnson ?"
"Comme tout le monde..."
Parce que pour une putain de fois, on s'aime. On est pareil. Tous égaux dans la lose. 
Tous pervers. Tous abominables. 
Je suis une putain d'idolâtre.
Une putain d'idolâtre qui aime beaucoup trop le mot "putain".

Je finis ce message lundi matin. Au bureau. 
Entourée de "Ca tient à quoi." de "Tes proches ?" de "Ca aurait pu.". Les demi-sourires gourds. Les regards qui fuient. Les mains qui tremblotent. 
Mais au moins le silence est terminé.
Le bruit des photocopies, des machines à café, du téléphone. Le bruit de la vie de tous les jours. 
Quelques blagues, même. 
On sent, on sait que cette envie de tous se prendre dans les bras va nous passer bien vite. 
Quelque part ça nous manquera, quelque part bien sûr que pas du tout.

Maintenant, on doit réparer Paris.



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