mardi 2 août 2016

Be like them, lean back and breathe




"Qu'est-ce que tu veux ?" "De quoi t'as envie ?" Ces deux questions paradoxalement sont à la fois vides de sens et profondément philosophiques. Et elles reviennent un peu trop souvent dans ma vie à mon goût. En ce moment, je ne peux pas y répondre. Alors je dis que je ne sais pas. Parce que c'est plus simple. 
Parce que ce que je veux, ce dont j'ai envie, c'est enlever la petite corde qui maintient la barrière fermée artificiellement. Parce que cette barrière, elle ferme très bien. Mais ils ont rajouté une cordelette (toute fine en plus) pour être sûrs.
Du coup, la barrière, il faut la refermer derrière soi, c'est une des règles de l'endroit. 
Ensuite, deux chemins. Il faut faire un choix. Ils sont aussi longs l'un que l'autre car ils contournent un rectangle de pelouse "le gazon", où on ne doit pas marcher.
Ca n'est pas zone remplie de crocodiles imaginaires, l'incarnation de là-où-on-ne-doit-pas-mettre-les-pieds, non, c'est une autre des règles de l'endroit. 
Devant, l'allée longe une partie du potager, jusqu'à Jules (le débarras sacré de Pépé, hors de question d'en dépasser la porte) et le poteau de la corde à linge (sur lequel trois générations se sont essayées au pole-dance sans vraiment s'en rendre compte). A droite, elle longe la route, en surplomb, et débouche sur les massifs de roses, puis le cellier. 
Par terre, de la gravelle. La sacro-sainte gravelle qui renferme le trésor ultime que je peux passer des heures à chasser : le petit caillou gris et arrondi. Ce sont les plus rares. J'en ai toute une collection (que Mémé vide dès que je m'endors)(parce qu'il faut pas faire de trous dans la gravelle)(c'est une autre règle de l'endroit).
Quel que soit le chemin emprunté, on arrive sur les dalles en béton de 2 mètres sur 2, hyperboliquement qualifiée de terrasse.
A gauche il y a le Banc (marque déposée). A droite, si c'est l'été, des chaises en plastique, sinon rien.
En face, un mini buisson avec des baies oranges qu'il ne faut pas toucher, parce que c'est poison (c'est une autre des règles de l'endroit).
La sonnerie grince plus qu'elle ne teinte. 
Puis il faut s'essuyer les pieds (en deux fois), la première sur le seuil, la seconde entre le vestibule et la cuisine (parce qu'on n'entre dans le salon, sur la droite, que pour les grandes occasions). 

Ce que je veux, moi, ce dont j'ai envie, c'est de m'asseoir dans cette cuisine en faisant attention à ma tête (le placard au-dessus de ma place est bas, c'est une autre des règles de l'endroit), en faisant attention au fil de la machine à laver sur le sol, et attendre, la tête posée contre le frigo, qu'on me serve mon repas. Vraisemblablement à base de pomme de terres.
Et puis le manger. L'immense serviette rose nouée autour du cou qui pend jusqu'à mes genoux. Ecouter La Valise RTL et voir Mémé la noter méticuleusement sur de minuscules morceaux de carton, puis les stocker dans divers pots en fer.

La lumière est orangée, elle le sera toujours. Le souvenir est en sépia, chez moi. Je suis peut-être un cliché, mais c'est comme ça. 

Après, il y aura la vaisselle, dans le "Bac" jaune délavé. Les restes sont mis dans une minuscule coupelle qui sert de poubelle posée à gauche sur le comptoir. S'il fait beau, on m'envoie courir dans le jardin (mais pas trop fort, il ne faut pas faire de trous dans la gravelle), sinon, c'est direction le Carré. Une pièce sans fenêtres qui sert de salle de jeux aux trois générations. 
Je suis la seule de la mienne, alors c'est un royaume solitaire où je décide tout.
Je règne sur des animaux en plastique multicolores qui eux-mêmes habitent des maisons biscornues en Legos. 
Cette pièce sert aussi de bibliothèque et son sol est couvert d'un lino bariolé. Il y a des bibelots auxquels on n'a pas le droit de toucher, aussi (c'est une autre des...)
Parfois Mémé joue aux cartes avec moi. Parfois Pépé va se promener, et j'ai le droit de l'accompagner.
Parfois on va à la Salle. Avec plein de vieux avec qui je joue aux dominos et qui me payent des Oranginas (mais pas trop)(j'ai pas le droit).

Parfois, on va à Intermarché. Je réclame jamais rien. J'ai payé cher le prix avec mes parents quand j'ai essayé.
Quand on croise des connaissances de Mémé, elle ne tarit pas d'éloges sur moi. Enfin au début, parce qu'après, ce sont surtout mes cousins américains dont elle parle. Mais les gens finissent toujours par poser des questions sur moi. Alors ça va.

Et puis c'est l'heure du goûter. Du pain du beurre du chocolat noir. Du coca dans le verre Astérix. Les pieds qui touchent pas par terre, le carrelage gris et bordeaux. 

Je fais plus la sieste depuis longtemps. C'est à peine si je trouve le sommeil la nuit, alors tout le monde a renoncé. Comme pour la viande et le poisson. Ils se sont fait une raison. Comme pour ma main gauche, qui me sert à tout, et la droite à rien. 

On parle pas beaucoup. Les rares fois où j'ai une tribune, j'invente des histoires folles. Parfois, elles sont un peu trop convaincantes, et j'en paye le prix fort, quand je retrouve mes "parents".

Puis je joue encore. Parfois, derrière le grillage, il y a J. la voisine d'à côté, et ma meilleure amie pour la vie, même si on ne parle pas trop non plus. Elle a des animaux de toute sorte et elle raconte des blagues, moi je lui file des fraises des bois et on élève des escargots. (On n'a pas le droit chez Mémé, alors c'est J. qui les garde). 

Et puis c'est l'heure de l'apéro. Des biscuits au fromage tirés du plus haut tiroir de la commode sur laquelle est posée la télé, dans le salon. Oui parce que le soir, on a le droit au salon. 
C'est le même tiroir que pour le goûter que j'emmène à l'école (j'ai le droit à 4). 

Pour le dîner souvent, c'est un bol de lait et des biscottes. Avec du chocolat dedans. 
On était loin du régime équilibré, mais ça me valait des "trop de la chance" quand je racontais ça aux autres. 

J'avais encore le droit au Carré un bout de temps, ou à regarder la télé depuis mon spot sous la table (enfin, la partie de l'écran qui n'était pas coupée par la nappe). 

Et puis dormir, avant tout le monde, et me réveiller, après tout le monde.
Et recommencer.

C'est de ça dont j'ai envie, en ce moment. Mais c'est difficile à expliquer. Trop long. Trop fastidieux, sans contexte.
Et puis je peux pas résumé en "Je veux le seul amour inconditionnel que j'ai connu". Je crois que c'est pas une réponse socialement acceptable. 

Donc je mets ça là. Parce que je réalise que je parle souvent de l'enfance qui pique et pas de celle qui réconforte. Qui sécurise. Au sein de laquelle il ne peut rien arriver de grave, jamais. 

Ces moments suspendus, cet endroit, ses règles et surtout, ses occupants, sont un ensemble inatteignable désormais. Un idéal qui pourrait être grossièrement intitulé "ma happy place", même si, systématiquement, quand mon esprit en revient, mes larmes sont pleines d'yeux. 



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